Utopies et fantasmes médiatiques

La guerre que mène l’OTAN dans les Balkans aura permis de révéler au grand jour trois grandes croyances utopiques, allégrement reprises par les médias, qui les présentent sous la forme de véritables lieux communs auxquels nous sommes tenus d’adhérer, alors qu’elles ne sont tout au plus que des illusions. La première est ce que l’on pourrait appeler la « croyance communautaire ». La seconde concerne l’Europe et la troisième la guerre technologique. Ne sommes-nous pas handicapés, dans nos analyses du conflit, par le fait que nous croyons finalement que les peuples des Balkans forment des communautés précises, clairement identifiables et, comme le dit la presse américaine, « ethniquement distinctes ». Cette manière de voir les choses, outre qu’elle nous conforte dans le fait que nous, au moins, sommes « modernes », fait prendre l’effet pour la cause.

Avant l’irruption des partis nationalistes communautaires de tous bords dont l’action a ensanglanté la région, les derniers clivages culturels tendaient clairement à s’estomper. Pour une raison simple : les communautés n’existent plus et le mode de vie moderne est dominé, à Belgrade comme à Pristina, (aussi bien qu’à New York ou Paris) par un lien social de type individualiste (opposé au mode de vie « holiste » qui a maintenant disparu). Ce que les nationalistes croates, serbes ou albanais proposent n’en est plus que le fantôme désincarné, qui ne reviendra jamais plus à la vie. C’est d’ailleurs dans l’espace de cette impossibilité, de cette utopie communautaire, que les frustrations s’exacerbent. Si l’OTAN n’a à proposer comme solution que le fait d’entériner une telle partition fantasmatique, nous sommes condamnés à un conflit qui durera encore longtemps, sous des formes variés, même après la fin de cette guerre-là. C’est d’ailleurs comme cela qu’elle a commencé, avec, par exemple, l’encouragement des Allemands au séparatisme croate.

La seconde utopie est celle de l’Europe, dont tous les médias nous disent aujourd’hui l’absence criante dans le conflit, qui aurait pour conséquence l’abandon aux Américains du leadership de l’opération. L’alternative serait donc entre une Europe forte ou la mainmise des Américains. N’est-ce pas une fausse alternative ? De n’avoir conçu que le choix entre les Américains ou une défense européenne pour l’instant inexistante, nous avons peut-être manqué le coche d’une véritable alliance militaire entre les différents pays du continent qui aurait du coup été capable d’une intervention sur le terrain, pour ramener la paix, autrement plus nuancée que les coups de massues contre-productifs qui semblent être le seul horizon des Américains. Rappelons que les budgets militaires réunis des grands pays du continent dépassent son équivalent américain. Nul besoin de ce fantasme d’Europe pour que les armées des différentes nations du continent puissent agir ensemble de façon coordonnée. La propagande constante que pratiquent la plupart des médias en faveur de l’utopie européenne empêche la formulation même d’une telle option et nous condamne soit à l’impuissance soit au phantasme d’un avenir où l’Europe serait une sorte de clone de l’Amérique, à son tout superpuissance.

La troisième utopie est celle de la guerre technologique. La croyance dans les vertus de la technologie est fortement enracinée dans la culture américaine et surtout dans ses élites dirigeantes, depuis au moins un demi-siècle. Nous mesurons mal, en Europe, la force inouïe de cette utopie, qui tient en partie de l’irrationnel. Son contenu se résume en quelques phrases : tout changement, toute modification d’une situation, toute résolution de problème, passe désormais par une solution technologique, notamment en termes d’information et de communication. Ce discours n’est pas nouveau. Il a pris racine dans les années quarante et a souvent été décrit comme un nouveau messianisme. Le premier terrain d’application de cette utopie technologique a été, justement, l’US Air force, première arme à être informatisée massivement dès le début des années cinquante. La croyance que les conflits modernes sont désormais des conflits par ordinateurs interposés est désormais installée. Là aussi, les médias ont fait le lit de cette idéologie, en parant par exemple Internet de toutes les vertus et de tous les pouvoirs. Nous n’éviterons pas, dans ce conflit des Balkans, la confrontation avec cette idée désagréable que l’utopie technologique tente de nous faire oublier : non seulement la guerre est toujours injuste mais elle transforme ses acteurs en barbares. La justification ultime de la guerre technologique est qu’elle serait une guerre sans victimes, en quelque sorte pacifique. La réalité nous saute ici au visage, cette guerre, nous la faisons finalement avec les morts des autres, des réfugiés fuyant une soldatesque ne cherchant qu’à se venger des coups reçus, comme des civils serbes, désormais transformés, par une métonymie dont seuls les médias ont le secret, en « victimes collatérales ».

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