A quoi attribuer, en cette fin de siècle, la recrudescence des nationalismes ? Comment l’idée même de nation résiste-t-elle à cette vague ? Quel universalisme se dessine dans les méandres de ces contradictions ?
Le XXe siècle s’est ouvert avec l’exaltation nationaliste ; il s’achève sur sa troublante remontée. Les drames de l’ex-Yougoslavie en sont la manifestation la plus terrible. Qu’est-ce que « l’épuration ethnique » ? La forme extrême d’une conviction qui veut que l’idéal soit dans la coïncidence d’un territoire, d’une ethnie et d’un Etat. Le métissage, voilà l’ennemi ! Peu importe la méthode, massacres ou déplacements de populations entières : l’essentiel est que le territoire soit ethniquement homogène, propriété exclusive du peuple qui s’en désigne comme le légitime héritier. La haine de l’Autre et la recherche permanente du Même, au nom d’une identité sacralisée, ont été, depuis près de deux siècles, les ressorts de cette idéologie détestable : le nationalisme.
Il n’est pas étonnant que ce nationalisme relève la tête aujourd’hui. La longue croissance de l’après-guerre et les équilibres de « l’État providence » avaient laissé supposer que les démocraties classiques ou « bourgeoises » pouvaient désormais assurer un avenir apaisé pour le plus grand nombre. La percée de la décolonisation avait installé au pouvoir des mouvements portés par un nationalisme progressiste, largement laïcisé, sensible à la solidarité et au développement partagé, refusant plus volontiers l’impérialisme que les expériences venues de l’extérieur. Quant au communisme, même dans ses formes les plus caricaturales, il constituait une espérance ne laissant guère de place à l’exclusivisme de la passion nationaliste. La crise des sociétés occidentales, les déchirements sociaux du néo-libéralisme et l’effondrement du communisme ont tari provisoirement l’espérance. Quand les repères se brouillent, quand l’avenir s’assombrit, quand le monde se fait étrange, l’étranger paraît hostile et la nation exclusive se mue en foyer protecteur, source familière qu’il faut protéger contre tous les dangers qui l’assaillent. Il ne sert à rien de mépriser ce qui, après tout, n’est que l’expression d’une angoisse et d’une souffrance. Mais on n’apaisera pas les fièvres nationalistes en composant un tant soit peu avec leurs logiques, voire avec leurs mots.
Le nationalisme et le patriotisme ne se superposent pas
Le nationalisme et le patriotisme ne se superposent pas. La nation n’est pas une chimère. Elle est la forme la plus moderne de communauté ethnique et, pour tout dire, elle est la seule communauté politique qui soit installée solidement sur une base territoriale. Le supranational, pour l’instant du moins, n’a pas cette vertu. Il ne peut donc, de façon si simple, se substituer à la nation quand la question posée est celle des choix communs, et donc celle de la décision politique. Pour cette raison, j’estime récusable tout parti pris antinational affirmé de façon absolue. Mais le seul parti pris national ne peut suffire à construire l’avenir des hommes.
L’affirmation d’une autre conception de la société-monde
Nous sommes irrémédiablement engagés dans un monde interpénétré, où chaque portion d’espace tend à dépendre de toutes les autres, où les problèmes deviennent « globaux ». Pour l’instant, la manière de gérer cette globalité a un nom : « mondialisation » et elle est dominée par les normes du capital dans sa forme actuelle, outrageusement financière. Contre cette mondialisation-là, il peut être tentant de se réfugier dans les valeurs de la nation, surtout quand cette nation est la nôtre. Mais ce n’est pas à mes yeux la bonne méthode. Pour au moins deux raisons.
La première est que l’on ne peut combattre efficacement la mondialisation du capital que par l’affirmation d’une autre conception de la société-monde. Face à la mondialisation débridée des marchés financiers, de la déréglementation, il faut imposer la mondialisation contrôlée du développement humain, du patrimoine partagé, de la solidarité universelle. Cela suppose la critique de ce qui est ; cela suppose surtout de l’alternative. Si la mondialisation actuelle est critiquable, ce n’est pas parce qu’elle est trop universelle ; c’est parce qu’elle l’est de façon inacceptable, incomplète et déséquilibrée.
On ne dépassera donc pas ses défauts par le grand retour au national, mais par l’affirmation d’une universalité supérieure, démocratique de part en part.
La seconde raison tient aux limites de la sacralisation nationale. Chaque nation a ses spécificités ; aucune n’est exceptionnelle ou unique. La France a apporté sa pierre à l’évolution démocratique générale de l’Europe et du monde. Mais elle n’est a priori ni plus démocratique ni plus sociale que les autres. Pour penser un avenir français construit sur d’autres dynamiques, sur d’autres valeurs que celles du capital et du profit, le plus efficace est de s’appuyer sur un socle universel de valeurs humaines, pour que le développement en France soit pleinement compatible avec celui de l’ensemble de l’humanité. Effacer l’apport de chaque nation appauvrit, car l’universel ne peut se penser sous la forme du modèle et donc de l’Unique. Mais l’Unique national ne vaut pas mieux que l’Unique des modèles impériaux.
Il faut préserver le cadre politique des nations ; il faut en récuser l’idéalisation. Il faut continuer de penser des projets nationaux ; il faut s’attacher à construire la communauté politique de l’Europe et du monde.
* Historien.
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