Recherche européenne et recherche américaine : un face à face inéluctable ?

La science contemporaine internationale tend à se confondre avec la science américaine. Bien sûr, on fait de la recherche (et de la bonne recherche) ailleurs qu’aux Etats-Unis, mais les Etats-Unis dictent la mode et le style de travail. Ce style de travail est caractérisé par une compétition souvent féroce, souvent sans scrupule, et par un souci de publicité qui l’emporte souvent avec la valeur scientifique… Ce style compétitif, malgré ses aspects détestables, a créé une science d’une grande vitalité et c’est d’elle que je parlerai surtout. Cette citation du mathématicien David Ruele, extrait de son livre Hasard et chaos (1), dont nous reparlerons ultérieurement, soulève, dans sa concision, plusieurs questions assez fondamentales. Il est hors de question de les examiner ici même cursivement sauf à indiquer la nécessité pour un mensuel comme Regards de s’y pencher avec esprit de suite.

Ce que nous avons en vue concerne une seule dimension de la thèse précédente. Déjà très centrale avant la guerre de Yougoslavie, elle n’en est devenue que plus aiguë avec le rôle joué par le gouvernement américain dans les décisions de l’OTAN. La nécessaire mise en cause de l’hégémonisme américain dans la conduite de la politique mondiale conduit-elle au face à face en matière de recherche scientifique ?

Mais, avant même que de songer à y donner esquisses de réponse, il n’est pas inutile de faire un détour historique : la vitalité extraordinaire de la science américaine : encore est-il nécessaire de relativiser fortement ce concept en fonction des champs disciplinaires : prend à mon sens d’abord sa source dans deux phénomènes concomitants : Le premier est lié à l’exode massif vers les Etats-Unis d’Amérique de scientifiques fuyant, ou combattant le fascisme allemand.

La plupart d’entre eux étaient pétris d’universalisme, de culture progressiste. Cette période coïncide avec la genèse proprement dite d’un système universitaire spécifique aux Etats-Unis d’Amérique et s’assignant des objectifs progressistes très larges, explicites ou non. Ces objectifs : qui évidemment ne mettent pas en cause le capitalisme, ni très directement les inégalités sociales ou raciales : relaient et amplifient pendant toute une période l’expression d’une exigence sociale très forte fondée sur la possibilité offerte à chacun de déployer ses capacités au maximum de son potentiel. Le marxisme et tout ce qui s’y apparente est ouvertement combattu, réprimé, souvent sauvagement. Mais la science (au sens des sciences plus ou moins exactes) est conçue comme consubstantielle au dynamisme américain. Aucune question n’est taboue. La pensée s’envole. La curiosité intellectuelle un principe qui va de soi.

Le second est lié à l’extraction sauvage de richesses, à l’exploitation sans limite de la zone d’influence des Etats-Unis d’Amérique, à la compétition qui s’avive avec l’URSS des premières années post-staliniennes. Des moyens immenses sont mis à la disposition des laboratoires et des chercheurs nord-américains.

On ne peut pas comprendre la fascination éprouvée encore aujourd’hui par un chercheur ou universitaire : particulièrement français : en visite dans une Université nord-américaine si l’on n’a pas pris la mesure du premier phénomène : la tradition qui s’est ainsi constitué perdure avec une rare puissance. Avant d’évoquer la compétition féroce, il faut considérer le climat intellectuel. Et c’est pourquoi, à l’issue de ces lignes beaucoup trop rapides, je me permets de penser que la coopération intense entre universitaires et chercheurs d’Europe et ceux d’outre-Atlantique doit être à tout prix alimentée, préservée, dynamisée. Le mode sur lequel la science actuelle se construit est lié de plus en plus à la financiarisation de l’activité du village planétaire. C’est cette dernière qui, aujourd’hui, entrave et asservit. C’est à cette conception très singulière de l’activité humaine qu’il est devenu urgent de concevoir des alternatives. La confrontation des expériences et sa mise en critique collective supposent l’apport des uns et des autres. On peut gager que les mois et années à venir donneront à cette discussion une ampleur que l’on ne peut qu’à peine suspecter.

1. Editions Odile Jacob, collection OPUS, 1989.

* Maître de conférences en mathématiques. Université Louis-Pasteur, Strasbourg.

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