La musique baroque a connu un long discrédit. Depuis une trentaine d’années, des musiciens ont entrepris de la restituer, avec succès. Elle représente le tiers de la programmation des festivals de musique. Mais elle est boudée par les grands orchestres nationaux, donc peu aidée par le ministère de la Culture.
Il y a une différence fondamentale entre la manière dont la musique glisse au fil du temps qui passe et la façon dont les arts plastiques et la littérature s’y installent et y demeurent. La différence tient à la permanence de la présence physique et concrète de l’oeuvre d’art et à l’immatérialité de la musique. L’oeuvre d’art perdure. La musique s’efface aussitôt jouée. C’est pourquoi l’histoire de la musique est discontinue, ou du moins l’a-t-elle été jusqu’à une date récente. Ainsi, la musique baroque a été longtemps considérée comme le domaine réservé de spécialistes. Mais elle est, aujourd’hui, l’objet d’un engouement incroyable. Grâce au zèle déployé par de nombreux musicologues, relayés par de jeunes générations d’interprètes enthousiastes, familiarisés à la pratique des instruments anciens. Ce territoire musical, qui s’étend de 1600 à 1750 (depuis la naissance de l’opéra à Florence jusqu’à la mort de Jean-Sébastien Bach), demeuré pendant près de deux siècles et demi quasiment ignoré, ne cesse de révéler ses trésors, restés enfouis à l’état de manuscrits dans les bibliothèques du monde entier.
L’art baroque, c’est d’abord l’art de ce qui bouge, de ce qui passe, de ce qui fuit. Il est l’art d’une époque qui préfère le reflet à la chose, qui aime les jeux de miroirs, l’ambigu, la métamorphose, le multiple, le contraste. Le baroque apparaît lorsque la musique cesse de transcrire ce qu’on pourrait appeler le repos de l’âme en harmonie, lorsqu’elle cesse même de vouloir le susciter par le moyen des sons pour tenter, au contraire, de traduire l’émoi, l’insatisfaction, l’agitation de l’âme par des mouvements harmoniques et mélodiques tourmentés, brisés, désagrégés. La beauté n’est plus la seule visée de la musique : c’est l’émotion. Elle se plie à quelque chose qui lui est extérieur : un texte, un poème, qui parle de tristesse, de mort, de désir, d’attente. Désormais, la phrase littéraire et la phrase musicale ne vont plus se quitter durant un siècle et demi. L’opéra, on l’a vu naître et se développer à travers les oeuvres géniales de Claudio Monteverdi l’Orfeo, l’Incornazione di Poppea et Il Ritorno d’Ulisse in patria, qui traduisent sublimement cette ambiguïté sonore. La période baroque est en effet celle de la transition du style ancien vers un style nouveau, du monde modal vers un monde tonal. Né donc en Italie, l’opéra, après Monteverdi, est devenu une sorte de raz-de-marée musical, un genre qui, à peine né, se met à proliférer, à envahir et à recouvrir pour ainsi dire toute la vie culturelle de la société. C’est bientôt l’époque de la dictature des chanteurs. Tout est sacrifié à leur besoin de briller. Ils ne sont plus les exécutants de la musique, la musique est à leur service. C’est donc le règne absolu des castrats, dont la voix de soprano, si légère, se prête à toutes les virtuosités.
Un art émotionnel, un art du contraste, un art rhétorique
Au milieu du XVIIe siècle, on assiste à l’internationalisation totale de l’esthétique italienne, traduite dans les autres langues. En Allemagne, la nouvelle manière italienne fut introduite par des compositeurs comme Heinrich Schütz. La France est, elle, dans une situation ambiguë qui rappelle fort les relations qu’elle entretient avec l’Italie et son art : elle l’adore, elle l’exècre. Elle l’imite et la regarde de haut. Elle la jalouse et étale son complexe de supériorité. Jean-Baptiste Lully, Jean-Philippe Rameau, François Couperin et Marc-Antoine Charpentier gardent un parfum différent, un parfum très français. L’adoption par Lully d’un style théâtral rhétorique : censé créer, avec la tragédie lyrique, un pendant musical de Racine : montre bien qu’il préférait les acteurs sachant chanter aux acteurs sachant jouer. Lully crée en 1673 le premier opéra « à la française », Cadmus et Hermione. Dès lors, année après année, il donne une oeuvre nouvelle : Alceste, Thésée, Atys, Phaéton, Roland, Armide. Les choeurs et la danse y ont une part considérable. Le récit, négligeable dans l’opéra italien après Cavalli, reste ici dominant. Récits, danses, décors, machines, l’opéra lulliste se présente comme un spectacle total, un reflet de la cour de Louis XIV. Car l’homme baroque est un homme du spectacle, dont le souci de maîtrise des apparences importe au plus haut point, entretenant toujours une relation particulière entre l’être et le paraître. Jusqu’à l’après dernière guerre mondiale, le dogme du progrès en musique, la supériorité du moderne sur l’ancien, allait de soit. Reflet de l’ère technologique, le diapason n’a donc cessé d’augmenter. Les voix et les instruments jouent de plus en plus fort afin de correspondre à de grandes salles de concert. La musique, considérée comme une progression constante, ne pouvait pas revenir en arrière. Rejetant cette conception évolutionniste en musique et remettant également en cause les traditions d’interprétation issues du XIXe siècle, Nikolaus Harnoncourt fut l’un des premiers musiciens et chefs d’orchestre à réussir la remise en valeur d’oeuvres oubliées. Considéré comme le père fondateur du renouveau de la musique baroque, il a insufflé un nouvel élan dans la vie musicale en s’appuyant sur de profondes recherches musicologiques et organologiques. L’attrait du baroque est aussi né à peu près en même temps que le microsillon. Au fur et à mesure que le disque devenait un objet de référence, voire de documents d’archives, il a fourni, au fil des années, un vaste éventail de modes et de goûts en matière de pratique d’exécutions. De ce fait, se multiplièrent les ensembles spécialisés dans la musique baroque.
Le succès des orchestres sur instruments d’époque
Mais ce n’est que dans les années soixante-dix que les orchestres sur instruments d’époque occupèrent le devant de la scène musicale. Le premier carrefour artistique fut ainsi Vienne avec le Concentus Musicus, de Nikolaus Harnoncourt, puis Amsterdam où les musiciens sont venus travailler avec Frans Brüggen et Gustav Leonardt, puis Bruxelles avec les frères Kuijken et la Chapelle Royale, de Philippe Herreweghes et Londres avec l’Academy of Music de Christopher Hogwood. En France, tandis que Jean-Claude Malgoire, à la tête de La Grande Ecurie et la Chambre du Roy et aussi Jacques Merlet, Philippe Beaussant, Vincent Berthier de Lioncourt étaient les pionniers du répertoire baroque, Les Arts Florissants, de William Christie devinrent les principaux interprètes de Lully et de Rameau. Premier Américain a être nommé professeur au Conservatoire national de musique de Paris, la trouvaille de William Christie fut de créer, non pas un choeur ou un atelier, mais un ensemble de solistes non seulement adapté à un important répertoire baroque, mais aussi ouvert à de jeunes chanteurs, à la fois confortés par le chant en groupe, et responsables de leur propre chant. Puis vint, en 1987, la résurrection d’Atys, de Lully qui connut un triomphe planétaire, dû autant au metteur en scène Jean-Marie Villégier qu’au chef d’orchestre et claveciniste William Christie. Ce succès, presque étouffant, a attiré la curiosité de la presse, des producteurs et des mélomanes. Les étoiles du baroque sont ainsi nées à cette époque et la liste est impressionnante de ceux et de celles formés aux Arts Florissants, Dominique Visse, Guillemette Laurens, Véronique Gens, Christophe Rousset ou encore Marc Minkowski.
Ayant emprunté le nom à un opéra de Marc-Antoine Charpentier, Les Arts Florissants fêtent cette année leur vingtième anniversaire. Et le mouvement baroque dans son ensemble témoigne d’une grande vitalité : existent actuellement environ 147 ensembles spécialisés dans la musique baroque ! (dont un tiers installé à Paris et en Ile-de-France), les plus connus étant dirigés par Hervé Niquet, Christophe Rousset et Christophe Coin. Cependant, les ensembles baroques restent fragiles. Leur équilibre repose sur des ressources propres qu’il est difficile de développer dans le contexte d’une diffusion musicale portée par des institutions permanentes, beaucoup solidement subventionnées et dont les concerts sont financièrement moins lourds pour les lieux et les festivals qui les accueillent. Les grands festivals spécialisés, ceux de Beaune, Ambronay et Saintes, ainsi que l’automne musical à Versailles connaissent certes une stabilisation de leur fréquentation, mais la diffusion souffre d’un déséquilibre qui tient à la concentration des concerts au cours de la période estivale. Une situation qui engendre, pour les musiciens, des conditions économiques difficiles d’exercice de leur métier. Le succès du mouvement baroque ne peut alors cacher la fragilité des bases sur lesquelles repose l’édifice.
Ces baroqueux et leur besoin ombrageux de liberté
Le Centre de musique de Versailles, dirigé par Jean Duron, appartient depuis huit ans au laboratoire du CNRS et rassemble un groupe de chercheurs de toutes nationalités qui publie partitions et livres à l’usage des jeunes professionnels. Il comprend également l’ensemble Les Pages & Chantres de la Chapelle, dirigé par Olivier Schneebeli. Outre l’atelier de recherche sur la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles, le Centre de Musique de Versailles détient une bibliothèque dont la principale mission est de réunir les copies d’oeuvres et de manuscrits qui se trouvent hors de France. La collection des Airs de Cour, des Messes, des Grands Motets ainsi que la réunion de tous les travaux de thèses ont permis de publier en cinq ans plus de trois cents oeuvres. Sédition contre le solfège, contre Karl Czerny et son école de la virtuosité (1), contre le conformisme ; répulsion viscérale envers les méthodes traditionnelles et les structures établies : les baroqueux sont d’abord des indépendants farouches, des individualistes. Leur besoin ombrageux de liberté n’a d’égal que leur curiosité insatiable et ce qui les attire vers la musique baroque, c’est surtout qu’elle est « vierge ». Ils aiment une musique qui leur laisse la possibilité de farfouiller, de fouiner, de dénicher, de défricher.
Le répertoire actuel de la musique baroque ne s’est pas constitué à partir de la redécouverte d’une partition oubliée dans le vaste fonds de la Bibliothèque Nationale, et qui serait donnée quelquefois en concert. La (re)création de cette musique implique une vision musicale, une direction artistique et le sens qu’on veut donner à une oeuvre, comme le prétend Skip Sempé qui dirige l’Ensemble Stravagante.
Si la redécouverte d’un répertoire attaché aux instruments de l’époque a en effet modifié la scène internationale, encore faut-il reconstituer l’univers sonore entraîné par ces instruments et des textes d’origine, mais inachevés. Car la notation musicale de l’époque n’indique pas exactement à l’interprète ce qu’il doit jouer. Il existait, en matière de notation, un certain nombre de conventions que les interprètes étaient censés comprendre. Certaines étaient nationales ou locales, d’autres réservées aux interprètes de tel ou tel instrument. L’ornementation est aussi indispensable à la musique baroque que les habits au corps humain. Or, les ornementations qui gênent autant par leur absence que par leur surabondance étaient à chaque fois improvisées. Devant une partition squelettique, qui n’en doit pas moins être revêtue des habits à la mode de chaque pays, les musiciens ont l’obligation de distinguer ce qui convient de ce qui ne convient pas.
Vers une certaine idée de l’authenticité
Les renseignements dont nous disposons quant aux effectifs à l’ère baroque sont décousus et difficiles à interpréter. Les effectifs relèvent en effet des circonstances de la représentation, d’auditoires, de conditions acoustiques particulières et ne définissent aucun absolu. Intervient également le problème des tempos, les exécutions sur les instruments de l’époque étaient généralement plus rapides que celles sur instruments traditionnels, en partie parce que les instruments de l’époque ont des sonorités plus légères et réagissent plus vite que leurs équivalents modernes.
Les questions auxquelles doit faire face l’interprète soucieux d’authenticité sont donc nombreuses et complexes, parsemées d’incertitudes et de pièges potentiels. Et, afin que l’univers sonore entraîné par les instruments d’époque prenne sens, il faut aussi retrouver une pulsation rythmique basée sur la danse, installer le décor, inventer les châteaux, recomposer enfin un parfum. Car c’est en recherchant l’authenticité, en faisant entendre la musique sous une forme aussi proche que possible de celle imaginée par le compositeur et écoutée par les auditeurs de son époque, que nous serons mieux à même de comprendre la signification dont le compositeur a voulu l’investir.
Le mouvement baroque, c’est ce désir effréné de vouloir communiquer avec le monde de Monteverdi, de Purcell, de Rameau, de Haendel ou encore de Bach, et c’est aussi, et essentiellement, un art de vivre la musique.
1. Karl Czerny (1791-1861), pianiste et compositeur autrichien, fut l’élève de Beethoven et mena une longue carrière de professeur. Il a publié d’importants ouvrages pédagogiques, dont l’Ecole des virtuoses.
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