Leos Carax, 39 ans, cinéaste à part, un peu maudit, exigeant, n’a réalisé que quatre films. Après le célèbre Amants du Pont-Neuf (1991), voici Pola X.
Au commencement, jaillissent des images de guerre. Des plans d’avions, en noir et blanc, larguant des bombes. Une voix d’outre-tombe psalmodie. Le nouveau Leos Carax, Pola X, démarre dans un climat d’oppression. Quel est ce conflit dont on ne sait rien ? Qui sont ces gens attaqués ?
Inévitablement, la comparaison avec le conflit serbe s’impose. Cette analogie n’est pas simplement circonstancielle. Plus tard, apparaîtra une femme, peut-être en provenance des Balkans. Carax ne cherche pas à témoigner ou à faire un acte politique. Son film devait sortir en décembre dernier. Cependant, d’une manière plus ou moins détournée, il est toujours en phase avec l’actualité. Contrairement à ce que pensent ses détracteurs, il ne vit pas dans une tour d’ivoire, baignant dans un narcissisme affiché. Pola X vit du bruissement de l’existence, de l’incohérence des comportements et de la faiblesse de croire en ses propres fautes.
Le passage de la lumière à l’obscur
Si l’on veut simplifier à l’extrême, on pourrait résumer l’intrigue en parlant du passage de la lumière à l’obscur. Ou affirmer que le cinéaste a construit son film en réaction à cette phrase de Robert Musil : « La morale est l’organisation des états momentanés de notre vie en états durables. »
Pierre (Guillaume Depardieu) est un jeune écrivain sur le point de se marier. Il vit avec sa mère (Catherine Deneuve) dans une belle propriété au sein de la campagne normande. Ces images choquent. Carax fait porter à ses personnages des tenues blanches. Ils parlent un langage presque ampoulé. Le titre de l’ouvrage de Pierre est A la lumière. Les médias l’enferment sous l’étiquette « écrivain culte de sa génération ». Cette succession de clichés oblige au décryptage. Pourquoi le réalisateur accumule-t-il les poncifs ? Mais, chez Carax, la vérité est rarement ce qu’elle croit être. Pierre désire rester anonyme. Il se cache sous le pseudonyme à la fois ridicule et ironique d’Aladin. Dans ce conte des Mille et Une Nuits, le héros voit tous ses voeux exaucés par une lampe magique. Grâce à elle, il deviendra riche. Pola X peut être considéré comme un additif au récit. Pierre est un Aladin moderne à qui tout réussit. Il va se marier avec la femme de ses rêves et il est un artiste reconnu. La suite du film nous montre que cette fameuse lampe avait également pour effet de dévoiler les zones d’ombre. Pierre/Aladin est obligé de payer les conséquences de ses actes.
Variations imaginaires autour d’un échec
Le film est, au départ, l’adaptation d’un roman d’Herman Melville, Pierre ou les Ambiguïtés. Pola X est formé par les initiales du titre. L’écrivain l’a entamé après Moby Dick. Sa sortie fut un véritable désastre critique et financier. On ne vendit même pas deux mille exemplaires pendant l’existence du romancier. Cet échec l’affecte profondément. Par la suite, il abandonne, provisoirement, l’écriture. Il a juste le temps de publier un autre chef-d’oeuvre qui éclaire, rétrospectivement, le destin de Pierre. Dans Bartleby, Melville nous place en face d’un curieux personnage incapable de révéler son humanité. Il n’a qu’une phrase à la bouche : « J’aimerais mieux pas. » Répétée inlassablement, cette ritournelle existentielle est l’aveu d’impuissance du héros de Carax. Pierre tue ce qui vit autour de lui en refusant le monde des apparences. Sa gloire, il la rejette brutalement. Sa famille, il la vomit par la fuite. Pierre « aimerait mieux pas » se fondre dans la société du simulacre. Son geste est celui d’un artiste. Il se rapproche de celui de Leos Carax. Le cinéaste « aimerait mieux pas » faire des films plus consensuels. Sa marge est d’accepter la réalité telle qu’il l’imagine. Sa culture se conçoit en dehors des sillons bien tracés du cinéma français.
Opéra apocalyptique autour de la rencontre de deux solitudes
La révolte de Pierre va prendre la forme d’un visage : celui d’Isabelle (Katerina Golubeva, révélée chez Sharunas Bartas). Leos Carax construit la confrontation entre ces deux solitudes comme un opéra apocalyptique. Il installe sa caméra dans une nuit profonde remplie de cauchemars. Le film bascule à cet instant précis. Isabelle parle. Ou bien murmure-t-elle ? On ne comprend pas tout ce qu’elle dit. Elle évoque un mystère. Pierre la suit. Ce secret est douloureux. Il respire la souffrance. Carax nous coupe du monde. Le spectateur redevient un enfant apeuré. Isabelle est la soeur de Pierre. Melville fera sortir, plus tard, cet aveu de la bouche du jeune homme : « l’idéal suprême de la perfection morale, chez l’homme, est bien loin du but. Les demi-dieux foulent des déchets, et Vice et Vertu ne sont que des déchets ! » Tous les rêves d’Aladin se sont envolés en fumée.
Cette dichotomie narrative est un risque. Là encore, Carax maltraite son auditoire. Il l’oblige à prendre parti, à réfléchir sur ce qu’il voit. Le cinéma devient une forme d’expérimentation extrême. Le signifiant est à l’écran. Paradoxalement, son message est simple : « Ne cherchez pas à me saisir. » Leos Carax rejoint la démarche d’un Jacques Lacan lorsque ce dernier déclare : « au nom de l’intelligence, il y a simplement élusion de ce qui doit nous arrêter, et qui n’est pas compréhensible. » Pour la majorité du public, un film a, obligatoirement, un sens. Pola X doit en avoir un. Pierre renonce à tout. Il ne sait même pas si cette femme est sa soeur. Pourtant, il part avec elle à Paris. Son bonheur est tel qu’il lui dira : « Toute ma vie, j’ai attendu quelque chose… qui me pousserait au-delà ». Chercher une réponse à son comportement est refuser toute la part d’ombre du récit. Se replonger dans un confort intellectuel artificiel.
La seconde moitié de Pola X est le reflet inversé de la première. La nuit emplit l’écran. Les êtres ne sont plus de simples émanations romanesques mais des individus tourmentés plongés dans la réalité la plus sordide. Le Paris de Carax est celui des sans-papiers, des hôtels miteux, de la hantise de tomber entre les mains des policiers. Dans cette ville, les petites filles meurent parce qu’elles ont osé dire « tu pues » à des hommes. Carax retrouve, dans ces scènes puissantes et proches du documentaire, le ton caractéristique des premières séquences des Amants du Pont-Neuf. Le personnage de Guillaume Depardieu se métamorphose. Il devient une « pierre » lourde et massive. Sa relation avec Isabelle ne cesse d’être ambiguë. Le metteur en scène ne lève jamais le voile qui entoure leur lien familial. Sont-ils, véritablement, frère et soeur ? L’inceste revient, comme un leitmotiv, tout au long de Pola X. Il était déjà présent dans la relation entre Catherine Deneuve et Guillaume Depardieu. Carax suscite notre impatience mais n’esquive pas la question. Sa réponse est donnée dans une scène pleine de sensualité. Seuls les esprits chagrins y verront autre chose.
La beauté du film réside, également, dans le soin apporté à l’image et à la bande son. Le style de Mauvais Sang ou Boys meets girl est immédiatement décelable. Sa maîtrise de la mise en scène n’a pas changé depuis son dernier long métrage les Amants… en 1991. Il suffit d’un mouvement de caméra partant d’un jardin et aboutissant dans la chambre de Lucie (Delphine Cuillot) la fiancée de Pierre pour nous rassurer sur le talent de Carax. Jamais, le cinéaste ne se sert de son sujet pour se mettre en avant. Le choix des acteurs relève des mêmes préoccupations. Guillaume Depardieu prend la lourde succession de Denis Lavant. Ses qualités, déjà perceptibles chez Pierre Salvadori, lui permettent de s’épanouir dans un rôle difficile, rempli de contradictions. Il lui suffit d’un regard dans un car de police pour exprimer toute la lassitude de Pierre. Son jeu est comparable à celui d’un pianiste constamment à la recherche de la note juste. Il construit son personnage sous nos yeux. Katerina Golubeva impose sa présence lunaire et sa voix vacillante. Pola X, à l’heure où l’on parle d’un désintérêt des spectateurs pour les films français, est une oeuvre exigeante et spectaculaire et admirable et ambitieuse. Exactement ce que le public attend du cinéma. n F.C.
Pola X de Leos Carax avec Guillaume Depardieu, Katerina Golubeva et Catherine Deneuve. Sorti depuis le 13 mai.
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