Bénéfices et licenciements

Il aura suffi de deux simples phrases prononcées par Serge Tchuruk, p.-d.g. d’Alcatel, pour que la cotation en bourse de cette entreprise se ramasse le plus gros bouillon jamais enregistré sur la place boursière de Paris. Le 17 septembre 1998, mal inspiré, il annonçait : « Le résultat opérationnel du secteur télécom, bien qu’en croissance par rapport à 1997, souffrira de la forte réduction des investissements décidée récemment par certains opérateurs traditionnels, ainsi que de l’aggravation de la crise en Asie du Sud-Est et en Russie. Alcatel estime que la performance opérationnelle en 1998 n’atteindra pas le niveau attendu. » Ce jour là, l’action Alcatel perdit d’un coup 38 % de sa valeur pour finir à 571 francs. Pas mal pour une action qui, juste avant la crise de l’été dernier, cotait au plus haut, à 1 425 francs ! Alors, la situation était-elle si catastrophique pour mériter une telle sanction ? Assurément non. En fait, jusqu’à cette date, Alcatel faisait même partie de ces entreprises sur lesquelles les investisseurs auraient misé les yeux fermés. Elle faisait partie de ces valeurs de « fond » des portefeuilles puisqu’elle est l’un des plus beaux fleuron du « high tech » made in France. Serge Tchuruk, encore tout auréolé de son passage chez Total, était arrivé chez Alcatel en juin 1995. A cette époque, l’entreprise ne se portait pas vraiment bien. Elle accusait même une perte de 25 milliards de francs. 25 000 emplois furent alors sacrifiés sur l’autel de la rentabilité et un recentrage de l’activité fut opéré sur le domaine des télécommunications. Alcatel termina l’année 1997 avec un chiffre d’affaires de 131,5 milliards de francs et un bénéfice de 6 milliards. Les cessions d’actifs continuèrent durant le premier semestre 1998, ce qui permit à l’entreprise de se développer hors de France.

Ainsi, en pleine crise asiatique et russe, Alcatel finalisa le 7 septembre l’acquisition de l’Américain DSC, un fabricant d’équipements de télécommunication, pour 26 milliards de francs par le biais d’une OPE. Nous étions à dix jours seulement du grand plongeon. Pourtant, ce 17 septembre, Serge Tchuruk n’annonça rien de moins que le résultat le plus important jamais réalisé par une société française : un bénéfice net de 15,2 milliards de francs, dû, il est vrai, en grande partie au produit de cessions d’actifs. Et le résultat opérationnel était de 2,3 milliards de francs… alors que les investisseurs en attendaient 4. Il n’en fallait pas plus pour que l’entreprise perde, en une seule séance, plus de 70 milliards de francs de capitalisation.

Le reproche au p.-d.g. fut de ne pas avoir annoncé ce résultat plus tôt dans l’année. Serge Tchuruk se retrouvait alors entre le marteau et l’enclume : soit il n’est pas au courant des résultats de son entreprise et il est un mauvais gestionnaire en qui on ne peut faire aucune confiance, soit il a menti à seule fin de pouvoir tranquillement acquérir DSC et il faut le sacrifier sur l’autel de la morale anglo-saxonne, qui vous applaudit lorsque vous licenciez 25 000 personnes mais vous assassine lorsque vous mentez aux investisseurs (mentir à ses employés n’est pas répréhensible, c’est une technique de management). Il est clair qu’à une époque où les investissements étrangers représentent près de 40 % de la capitalisation boursière, il faudra bien se plier à cette morale, d’autant plus que les fonds de pensions américains sont de plus en plus présents depuis le retrait du marché asiatique. Dans les jours qui suivirent, Serge Tchuruk dut se lancer dans des justifications tous azimuts : « Si nous annoncions une baisse de 20 % de notre chiffre d’affaires, je comprendrais l’émotion, mais il ne s’agit que d’un ralentissement de notre croissance. L’information leur a été donnée dès qu’elle a été disponible de façon fiable. Peut-être l’avons nous fait de façon trop abrupte ». Il fallut aussi se résoudre à racheter ses propres actions puisque son cours, loin de remonter, continuait sa lente descente au sein du purgatoire des mauvais sujets pour atteindre 427 francs le 2 octobre. Et, bien entendu, les actionnaires de DSC, se sentant floués, réclamèrent une enquête. Pourtant, malgré cette tempête boursière, Alcatel a tranquillement survécu… Mieux, à peine un mois après ce naufrage, la société investissait à nouveau aux Etats-Unis en achetant pour 1,7 milliard de francs un fabricant de routeurs et de gros commutateurs Ethernet, Packet Engines. Dans la foulée, Alcatel emportait un contrat de plusieurs dizaines de millions de marks pour améliorer le réseau de Deutsche Telecom, annonçait son intention de s’investir beaucoup plus en Chine, décrochait un contrat au Mexique… Le chiffre d’affaires des neuf premiers mois étant en augmentation de 2,4 %, la tourmente se calma et le cours repartit tranquillement à la hausse. Puis, afin de calmer son monde, Serge Tchuruk annonçait que, dès le second semestre 1999, les résultats seraient publiés tous les trimestres. L’année se termina avec un bénéfice net de 15,3 milliards de francs, soit trois de plus que l’année précédente. Et, afin de rassurer définitivement les milieux financiers qui regardaient encore la société française d’un oeil suspect, le p.-d.g. d’Alcatel a annoncé, au mois de mars, que 12 000 emplois seraient supprimés dans le monde en deux ans !

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