Quand les images prennent la parole

Parlant de son roman Guelwaar, publié en 1994, à partir du film du même nom qu’il avait tourné deux ans auparavant, Sembène Ousmane écrit, dans une brève préface : « Le scénario m’a servi de matériau pour l’écriture du roman. J’ai respecté le canevas du scénario. Cette bigamie fécondante est créatrice. Elle m’a enrichi » (Éditions Présence africaine, 1996). On peut peut-être aller plus loin, et dire que c’est de trigamie qu’il s’agit ici. Car l’un et l’autre, le film et le livre, relèvent en fait d’un troisième mode d’expression : la littérature orale, le conte. Et cela, aussi bien dans la narration qui mêle le quotidien de l’observation à de brusques décollages vers le fantastique macabre d’une dispute autour d’un mort disparu que dans la forme même de « moralité » dépassant largement le cadre d’une petite communauté, donnée à cette histoire habitée de personnages de chair et de sang.

Ainsi, comme le conteur donne, d’entrée, la coloration même qu’aura son récit, un vol de vautours est placé à l’ouverture du film et du livre. Et l’un des personnages, précisant le sens qu’il faut donner à cette image, rappelle ce que lui avait dit son père aujourd’hui mort, Pierre Henri Thioune plus connu sous le nom de Guelwaar : « Cette désolation n’est rien à côté de ce que nous portons chacun dans notre coeur. » Alors peut commencer l’histoire, entre comique et sordide, de la disparition à l’hôpital du corps de ce père, catholique qui voulait être enseveli en terre chrétienne, et dont ses enfants ne savent à quel trafic a bien pu servir son cadavre. Et le fait divers familial peut aller, le conteur enflant insensiblement la voix jusqu’à l’imprécation, vers la dénonciation de tares sociales. « Nous les anciens, dit l’un des participants à ces étranges funérailles, nous ne sommes plus des modèles ni des références. Écoute parler ceux qui nous gèrent à la place des tubabs d’hier. Ils ne parlent plus nos langues. Des perroquets ! Le vol, le détournement des deniers publics sont devenus des valeurs héroïques. » Ainsi est-on passé, de ce cimetière de campagne à la situation dans le pays, des vautours tournant au dessus des ruines de cases incendiées à ceux qui s’engraissent au gouvernement, sans que le conteur ait relâché son emprise sur un auditoire qu’il a su rendre attentif aux péripéties de cette histoire partie d’un différend villageois. On ne s’en étonnera pas. A la question : « Pourquoi filmez-vous ? » que le journal Libération posait en mai 1987 à 700 cinéastes, Sembène Ousmane avait répondu : « Je ne fais pas de cinéma. Je filme pour raconter des histoires, pour mon peuple d’ombres de midi que des siècles durant ont assis sur le cul attendant l’aurore. »

Des récits portés par des conteurs de marché en marché…

Cette volonté, comme cette construction et cette langue imagée, on peut les retrouver (les entendre ?) dans la plupart des films de Sembène Ousmane, et bien d’autres cinéastes africains, du Malien Souleymane Cissé, au Sénégalais Djibrill Diop Mambety. Touki Bouki, de ce dernier cinéaste, est en effet un conte moderne, entre « galères » au jour le jour et rêves d’évasion, sur le mal à vivre de jeunes Africains d’aujourd’hui, comme, dans un genre complètement différent, mais avec le même goût pour une parole ample qui prend le temps de dérouler ses méandres, Yelen de Souleymane Cissé brasse les grands mythes d’une naissance au monde. Avec son dernier film, la Genèse, qu’on verra cette année à Cannes, Cheick Oumar Sissoko a poussé cette logique jusqu’au bout, appuyant son récit sur quelques passages d’un mythe fondateur d’une autre région du globe, la Bible. Et pas n’importe quel passage : les chapîtres 27 à 37, de la Genèse, tournant autour de l’histoire de Jacob et de son frère Esaü, de l’enlèvement de la fille de Jacob, Dina, par le fils d’un roi du pays de Canaan, Hamor, et des sanglantes guerres qui s’ensuivirent. Cette partie de la Genèse est en effet parmi les plus anciennes de l’Ancien Testament, dont on sait qu’il fut « cousu » à partir de divers récits transmis de génération en génération, le document que les familiers de la Bible appellent « Yahviste », pour le distinguer des trois autres qui ont fourni le matériau premier du Livre. « Ses narrations, dit le chanoine Osty dans la préface à sa traduction de la Bible (Éditions du Seuil), se remarquent par la simplicité, la vivacité et le coloris, la finesse psychologique, même lorsqu’elles décrivent l’action de Dieu de manière très anthropomorphique ». Vivacité, simplicité, coloris, qualificatifs qui s’appliquent on ne peut mieux à ces récits d’avant toute littérature qui, portés par des conteurs, allaient de marché en marché, de veillée en veillée.

D’emblée, Cheick Oumar Sissoko s’installe dans cet espace-là, immémorial, sur une terre aux duretés minérales, une terre d’avant l’histoire écrite qui est bien sûr, ici, d’Afrique mais qui pourrait être aussi les abords du désert du Sinaï, quand les fils d’Isaac, pasteurs d’herbes maigres rêvaient des terres de Canaan « où coulaient le lait et le miel ». C’est Ésaü, du haut d’une roche dure, qui commence, le verbe emphatique, à conter cette histoire de meurtres enchaînés l’un à l’autre. Et ce n’est pas non plus un hasard si l’un des rôles principaux, celui de Jacob, est tenu par l’un des griots (ces conteurs d’aujourd’hui) d’Afrique, Sotiguy Kouyaté. Le cinéaste, dès lors, a trouvé le ton dont il ne se départira plus, tout au long du film : des images fortes sur des paysages rudes et une gestuelle des hommes comme hiératisée par la représentation qu’ils se donnent les uns aux autres, dans les « palabres » qui les réunissent aussi bien que dans les combats où ils s’affrontent. Le ton même, à la fois très simple et toujours un peu « surjoué », qui est celui de ce passage de la Bible, aux racines mêmes de notre culture, mais aussi celui des contes d’Afrique, également fondateurs d’identité. Et, mais par là il s’éloigne de l’Ancien Testament, plus tendu vers la vengeance que vers la justice, c’est à une leçon de tolérance que le film élargit l’horizon du conte, dédié « à tous ceux qui, de par le monde, sont victimes de conflits fratricides. A tous ceux qui font la paix ». C’est le mérite de ce scénario, auquel ont travaillé le réalisateur et Jean-Louis Sagot-Duvauroux, n’hésitant à réorganiser la matière du récit de la genèse, mais c’est aussi bien sûr l’effet d’une mise en scène qui garde la liberté de ton de la fable. La réussite est que le cinéaste se garde bien de faire la leçon, mais que, comme Sembène Ousmane, il laisse parler l’histoire telle qu’auraient pu la vivre des hommes et des femmes de notre temps pour que le spectateur tire lui-même sa morale.

Belle leçon, et l’on se réjouira, qu’en ces quelques jours où, pendant le Festival de Cannes, cette manifestation « Monde noir » organisée par la Caisse centrale des électriciens et gaziers, associe de façon étroite le cinéma et le conte, les images et la parole.

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