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Le titre, déjà, intrigue. Ce récit s’appelle Cher Monsieur Kawabata (éditions Sindbad-Actes Sud). Il est traduit de l’arabe, et a été écrit par un Libanais, chrétien maronite, Rachid El-Daïf. Kawabata, on le sait, est un écrivain japonais qui obtint le prix Nobel en 1968 et se suicida en 1972. On ne saurait trouver, sans doute, personnes plus éloignées l’une de l’autre, et pas seulement par la géographie, que ces deux hommes dont un, le Libanais, (ou plutôt le narrateur qu’il a créé pour son récit) écrit à son aîné, mort depuis quelques années. Pas seulement la géographie, en effet : l’écrivain japonais ne goûtait guère, on le sait, l’évolution du monde. On peut même dire qu’il était assez réactionnaire, et le narrateur, qui déroule sa brève existence, de sa naissance et son jaillissement d’entre les cuisses de sa mère vers la lumière à sa mort dans l’absurde guerre pour Beyrouth, mort qu’il « vit » minute par minute, rappelle que, au désespoir de ses parents, paysans chrétiens des montagnes du Liban, il devint communiste et milita aux côtés des Palestiniens.

Car là est le noeud de l’affaire : « J’ai souhaité, dit le narrateur à son mythique correspondant, écrire comme vous un roman où je parlerais, à partir d’un événement ordinaire, de la confrontation entre l’esprit du temps, je veux dire la modernité triomphante et menaçante, et les indigènes, en d’autres termes la tradition. Et cela malgré mes réticences vis à vis de votre manière de construire un récit : ce qui n’ôte rien à toute mon admiration, bien entendu ». C’est, en effet, bien de cette confrontation qu’il est, tout au long, question dans ce livre, mais sans cette charge de nostalgie qu’on peut trouver dans les romans de Kawabata. D’abord, parce que le narrateur se met du côté de la modernité (« menaçante » certes, comme il le dit, et on s’en apercevra à la nuance d’ironie qui teinte l’évocation de ses jeunes enthousiasmes politiques) bien qu’il soit toute tendresse pour le monde de ses parents et le lait de chèvre de leurs montagnes : « Avez-vous déjà bu, écrit-il, du « labane », bouilli et parfumé avec un peu de menthe cueilli au jardin, de l’autre côté de la porte, arrosé avec de l’eau fraîche dans la fournaise de l’été ? » On touche là sans doute au plus profond de la démarche de Rachid El-Daïf : se confronter à l’écrivain japonais, maître d’une superbe écriture neutre, à courtes phrases ciselées, lui permettait sans doute de « brider » cette éloquence arabe, fleurie de rhétorique, qui jaillit si souvent au coeur du récit. Ainsi, l’horreur de la guerre du Liban qui vient brutalement troubler l’histoire, est-elle d’autant plus évidente que l’écriture n’en rajoute pas.

Ce n’est pas pour rien, sans doute, qu’à deux reprises, et à des noeuds de l’histoire familiale, l’auteur évoque Brecht et Galileo Galilei. Lui aussi, par cette adresse à un écrivain en tous points étranger, a su prendre la mesure de la distanciation, et donc aller bien au-delà de la chronique qu’on a si souvent lue sur la « confrontation entre l’esprit du temps et la tradition ».

Les « vieux rites du Sigui » en pays Dogon, dont parle Michel Leiris dans l’Afrique fantôme et dans la Langue secrète des Dogons de Sanga ont une étrange histoire qui a fasciné les ethnologues creusant le mythe qu’elle pouvait cacher. A date fixe, se déroule chez les Dogons de la falaise de Bandiagara, au Mali, une cérémonie de sortie des masques ancestraux. Renouvelée pendant un cycle de sept ans, qui, lui-même, revient tous les soixante ans, la fête déroulera son long serpent d’hommes de toutes les générations qui participent à la « grande initiation ». « Toutes les générations, écrit Luc de Heusch dans Pourquoi l’épouser ? (Gallimard) reçoivent de la bière suivant une distribution singulière qui affirme la continuité et l’unité d’un ordre social marqué, comme la geste ancestrale, par l’opposition des aînés et des cadets ». Cette cérémonie du « Sigui » dure dans chaque village quelques jours et commence en juin, le jour de l’occultation par Sirius, de l’une de ses planètes, invisible à l’oeil nu.

Il arrive que, d’un village à l’autre, d’une année sur l’autre, les participants puissent assister à deux « Siguis » de suite. Mais jamais à trois, car les plus grands malheurs pourraient s’abattre sur eux. Avant sa mort, en 1956, l’ethnologue Marcel Griaule, qui travaillait avec les Dogons depuis les années trente, apprit que le second « Sigui » du siècle aurait lieu bientôt. Le premier s’étant déroulé en 1907, on l’attendait donc pour 1967. Germaine Diéterlen, son élève, et Jean Rouch, cinéaste et ethnologue, avertis, eurent largement le temps de discuter avec les anciens pour obtenir la permission de filmer cette cérémonie. De 1967 à 1974, ils filmèrent, donc, avec l’assentiment des participants, les huit sorties successives des masques dans chaque village, aux rituels à la fois semblables et très différents. Connaissant l’interdit qui pesait sur l’assistance à trois cérémonies à la file, et ne voulant pas s’aliéner la bienveillance des Dogons, ils allèrent consulter un sage, appelé « Maître du désordre », capable de lire dans les intentions de « Renard pâle », et ainsi appelé parce que les Dogons savent, dit Jean Rouch, que c’est le désordre qui a amené tous les progrès dans le monde. C’est que, disent Germaine Diéterlen et Marcel Griaule dans leur livre le Renard pâle : « [celui-ci est] indépendant mais insatisfait de l’être ; actif, inventif, mais dans le même temps destructeur ; audacieux mais craintif ; inquiet, rusé et pourtant désinvolte, il incarne les contradictions inhérentes à la condition humaine ». Aussi le Maître du désordre fit-il savoir aux Blancs que, puisqu’ils n’étaient pas, eux, impliqués dans les rites, ils pourraient peut-être avoir quelques ennuis, mais que l’interdit ne les concernait pas. La sagesse même.

On pouvait lire le 5 avril dans le supplément radiotélévision du Monde un entretien avec Monsieur Jean-Michel Mariou, producteur de l’émission littéraire Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ? en page 3, et, en page 5, une déclaration de Monsieur Jean-Claude Dassier, directeur de la chaîne d’informations continues, « LCI ». Monsieur Mariou, se déclarait en plein accord avec la lettre envoyée au Conseil supérieur de l’audiovisuel par cent cinquante écrivains, éditeurs et libraires protestant contre le traitement fait aux émissions littéraires sur le service public. Et pour cause. Son émission disait-il « avait été cassée en deux, déprogrammée deux fois, diffusée à une heure du matin. Quand on essaye de perdre des téléspectateurs, il arrive que ça marche ». Il ajoutait : « Les responsables des chaînes se fondent sur l’idée qu’ils se font des attentes du public pour établir leurs grilles. Résultat, l’offre de la télévision publique n’a cessé de se dégrader depuis des années ».

Monsieur Jean-Claude Dassier annonçait, avec ce qu’on peut soupçonner d’orgueil chez un homme qui n’hésite sans doute pas à se ranger en ce siècle parmi les novateurs, l’apparition sur sa chaîne d’un dispositif nouveau, lequel consistait en un bandeau déroulant permettant de donner les informations importantes dès qu’elles sont connues. L’image reculera au deuxième plan vers la partie en haut à gauche de l’écran, afin de laisser la place à un texte bref. Et de donner aussitôt un exemple de la hardiesse de ce dispositif : « LCI, disait-il, prépare l’affichage à l’écran et en quasi-permanence de l’indice boursier CAC 40 et de ses variations en temps réel ».

Ainsi, dans le « paysage audiovisuel », tout est dans l’ordre : la littérature au placard et le CAC 40 en vitrine. Que n’avons-nous, comme les sages Dogons, un « Maître du désordre »?

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