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In Vinaver veritas, le politique sur les planches Michel Vinaver, auteur des plus singuliers des cinquante dernières années en France, fut un de ceux qui ont introduit dans le théâtre les données politiques de ce demi-siècle. Alain Françon monte sa pièce King au Théâtre de la Colline.
Après les Huissiers, une pièce écrite dans les années 50, qui se déroule entièrement entre l’Elysée et l’Assemblée nationale, lors d’une crise ministérielle dans le droit fil de celles qui ont ponctué la quatrième République, Alain Françon monte King, pièce qu’il a commandée il y a deux ans à Michel Vinaver. Pour le metteur en scène, directeur du Théâtre de la Colline, l’écrivain est l’un des deux ou trois auteurs majeurs de la deuxième moitié de notre siècle : « Cela faisait dix ans que je n’avais pas monté Vinaver et je voulais lui donner sa vraie place dans un théâtre national. Il représente un demi-siècle de théâtre et ce n’est pas rien ; je voulais partir d’une pièce antérieure, et je me suis arrêté aux Huissiers, sans doute à cause de sa structure étrange et inclassable. Ecrite à chaud en pleine guerre d’Algérie au moment de l’affaire Audin, cette pièce m’émouvait particulièrement. Elle tient de l’opérette, de la comédie politique, de la tragédie antique. Il me fallait complètement inventer une forme scénique. Elle travaille sur la phraséologie sécrétée par le monde politique, et c’est toujours d’actualité : il suffit de remplacer «guerre d’Algérie» par «chômage» et l’on aura les mêmes effets de langue pétrifiée. J’aime le courage, la modestie et la gentillesse de Michel Vinaver. Lors des répétitions de King, il a dit aux acteurs qu’il aimait particulièrement la gentillesse avec laquelle il traitait le personnage. Pour lui, la gentillesse est une vertu cardinale. »
King C. Gilette, roi du rasoir jetable et auteur utopiste
King, c’est King C. Gillette, un voyageur de commerce qui, un jour de 1889, alors qu’il fait la tournée de ses clients, a l’intuition que tous les maux de l’humanité ont une seule cause, la concurrence. Pour l’abolir, il écrit plusieurs essais dont le Courant humain, un texte en forme d’utopie sociale et politique où l’égalité entre tous les hommes règne. Parallèlement, King C. Gillette met sur orbite une des premières entreprises multinationales de produits de consommation en inventant « le rasoir à jeter ». Après avoir accumulé une fortune colossale, Gillette se retire en Californie pour cultiver le pamplemousse. Il est complètement ruiné après le krach boursier de 1929, trois ans avant sa mort.Michel Vinaver est entré en 1953, à 26 ans, chez Gillette comme stagiaire. Il y reste 27 ans y accédant à des postes de responsabilité. Pourtant, ce n’est qu’en 1977 qu’il rencontre à Paris Russel Adams, journaliste et écrivain chargé par Gillette d’écrire une histoire de l’entreprise. Le journaliste vient de découvrir les essais de King C., ignorés même de la hiérarchie de la compagnie. Découverte surprenante qui intrigue l’auteur dramatique. S’il n’écrit la pièce qu’en 1997, son intérêt pour ce personnage mystérieux date de cette époque.La pièce a du souffle et son ton est épique. Trois acteurs se partagent le texte : King jeune (Jacques Bonnafé), King mûr (Carlo Brandt) et King âgé (Jean-Paul Roussillon), un formidable trio d’acteurs qui jouent tantôt en solo, comme dans un monologue intérieur, tantôt en choeur.
Une sorte de titan à l’âge de l’accumulationprimitive du capital
Pour Michel Vinaver, King est une sorte de titan, contemporain, de cet âge encore primitif du capitalisme qui explose après la découverte de la machine à vapeur et de l’électricité. Il a la force et la naïveté d’un primitif italien ; la candeur d’un personnage non médiatisé par des conventions intellectuelles ; comme quelque chose qui sort de l’oeuf. C’est une sorte de visionnaire qui n’avait pourtant lu ni Marx, ni Fourrier, ni Proudhon. Il ne connaît ni doute, ni peur. Sa foi en sa vision est absolue. Pourtant, le personnage est parcouru d’une contradiction extraordinaire pour nous, spectateurs de la fin du XXe siècle.L’utopiste est doublé d’un magnat du capitalisme, et s’est battu pour le devenir.
Le rapport entre le rêve et la gestion de la vie quotidienne
La pièce, si elle présente la contradiction, la livre en bloc, sans proposer de piste pour la résoudre. Elle donne l’impression que le souffle énergétique qui donne naissance à la vision foudroyante de l’utopie est le même que celui qui invente le capitalisme de masse : une même volonté de puissance, ignorante des menaces que renferment ces créations. Mais Michel Vinaver précise : « En tant qu’inventeur, il a montré une persévérance, pour trouver des appuis, des compétences et des moyens, qu’il n’a pas du tout recherchés pour mettre en pratique ses idées politiques. Il était persuadé d’avoir tout dit avec ses textes et il n’a pas milité en vue de les réaliser. C’est ça qui est énigmatique. J’ai voulu prendre cette vision sans l’interpréter ; juste montrer « une chute du Niagara » dans une tête ; montrer le charme de cette « cité radieuse », mais aussi faire en sorte que le spectateur voie en filigrane son danger, la menace du totalitarisme et de la tyrannie la plus terrifiante ». En toute bonne conscience, avec gentillesse et sympathie. Au delà de l’utopie, avec ce bonheur qui abolit l’Histoire, ce sont les contradictions de l’homme qui sont données à voir : sa capacité à rêver, à donner des formes grandioses au « paradis » qu’il imagine et parallèlement à s’adapter, à l’argent, sa carrière, dans la gestion la plus banale de sa vie quotidienne.L’écriture de la pièce porte l’énergie formidable du personnage et joue sur des temps parallèles. Michel Vinaver : « Je suis parti de l’idée de la mise en collision de deux registres : une chronique inscrite dans une temporalité, même si elle est bousculée par l’alternance des monologues ; c’est une seule voix que se distribuent les trois acteurs à tour de rôle. Puis il y a les trois voix tressées dans l’unisson d’un choeur, des moments hors de l’histoire qui viennent « trouer » le temps et dire qu’un seul personnage parle et pense. » La pièce servie par une mise en scène sobre, dans la meilleure manière d’Alain Françon qui sait faire vibrer l’énergie de l’écriture en refusant tous les effets ; servie aussi par un trio d’acteurs hors pair, nous renvoie à nos contradictions d’humains sans cesse partagés entre nos rêves et notre réalité, entre la générosité de nos inventions, et les germes de destruction qu’elles contiennent.
King, de Michel Vinaver, mis en scène par Alain Françon. Théâtre de la Colline, Du 11 mars au 25 avril. Informations : 01 44 62 52 52.
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