« Viens voir Marceline comment un homme pleure / Et ce qu’il lui reste quand il a tout perdu. » Les deux premiers vers de ce poème de Jean Ristat la Mort de l’aimé (éditions Stock) ont été écrits d’un jet, sans rature, longtemps roulés sans doute avant d’arriver sur le papier, d’une écriture aux lignes légèrement montantes. Dès le troisième, arrivent les mots biffés, pesés, les sonorités sourdes essayées peut-être à l’oreille avant d’être écrites. En témoigne le manuscrit publié en fac similé à la fin de ce livre de vingt-six pages, qui résonnera longtemps. C’est qu’après les avoir lus comme gravés à jamais dans le marbre du Garamond corps 12 de l’imprimé, on reviendra aux mêmes vers qui prennent une autre chair quand on les lit dans les boucles, les jambages, les griffures d’une main hésitante mais toujours assurée. Chantier du travail de deuil.
Ce manuscrit porte en sous-titre, au-dessus d’une fleur séchée entre les pages d’un livre, soigneusement reproduite dans ses couleurs mortes : « Tombeau de Monsieur Philippe Desvoy ». L’ami, l’amant, l’aimé de Jean Ristat, mort il y a deux ans. Combat qui se sait perdu d’avance contre le « pourrissement de la terre », pour une impossible résurrection de la chair, la Mort de l’aimé dit à la fois l’intolérable de l’absence sans retour (« Je suis comme un chien dans les armoires à chercher en vain / Sa trace dans la laine et les cotons / Tout vêtement m’est linceul où je crois rêver / Sa peau dans ma peau arrachée déchirée / Et ses jambes dans mes jambes écartelées / Comme au supplice de la roue tous les membres / Disjoints je suis désuni sans écho un cri / Une phrase inachevée dans l’oreiller… ») et l’apaisement menteur du souvenir qui ne peut que raviver les plaies (« Il ne reviendra pas l’amour qui portait/Sur son dos un manteau de glycines et jouait/Avec la brise du matin quand tout l’espace a/La couleur d’une pomme où se faire les dents… »). Il y a là comme l’écho de la douce plainte de Marceline Desbordes-Valmore (puisque c’est sous son invocation que Ristat place le premiers vers de ce poème), écrivant le 12 janvier 1840 à son mari dont elle était pour un temps séparée : « Je ne me supporte plus nulle part, et mon âme est déjà enfuie de partout où je force mon corps d’aller. Je n’en peux plus de ce mois assommant » (Lettres de Marceline Desbordes à Prosper Valmore, aux éditions de la Sirène, Paris, 1924). Marceline, mais aussi la tristesse enragée de Théophile de Viau, écrivant à « Mademoiselle de Rohan, sur la mort de madame la duchesse de Nevers »: « De moi, si la rigueur d’un accident semblable / M’avait ôté le fruit d’un bien si désirable / Je croirais que pour moi tout n’aurait que du mal : / Mes pieds ne s’oseraient assurer sur la terre/Le jour m’offenserait, l’air me serait fatal / Et la plus douce paix me serait une guerre. »
Marceline, Théophile, mais d’abord Jean Ristat et cette façon d’aujourd’hui d’être impudique dans la plus extrême pudeur : « Ô dans tes yeux l’or dans ta bouche les épices / Le lourd balancier d’une horloge suspendu / Entre tes jambes l’adoration du saint. » Soit à mettre entre l’intime et le public la barrière : et la communication : de l’écriture. La poésie même.
« Autour de moi ce ne sont que verdures tendres se livrant sans vergogne aux jeux de la résurrection. Et ce sang, la couleur crue, sombre et menaçante qu’il impose me venge de la désinvolture du monde à mon égard. » Ces mots, Mathieu Belezi les met dans la bouche d’un garçon de douze ans, le narrateur, qui vient de crever le ventre d’un rat d’eau préalablement assommé d’un jet de pierre. C’est un roman, bref lui aussi, prose aiguë. Il a pour titre le Petit Roi (éditions Phébus). Entre le sang des bêtes torturées et la brutalité des éjaculations sollicitées, c’est l’éveil d’une sexualité cruelle qui est dit ici, celle d’un enfant de la ville qui apprend très vite, à la ferme de son grand-père, « à voir ce qui sera [s]on royaume ». Dès les trois premières pages, on sait tout : le gamin n’est pas là par hasard, ni en vacances. Ses parents se sont débarrassés de lui, encombrant spectateur de leur guerre de tous les jours. Il vivra deux ans avec son grand-père, peut-être trois. Il s’interroge : « Qu’ai-je fait pour mériter cet exil ? Je suis enfant et je me crois coupable de tout. »
On sait tout et l’on a tout à apprendre pourtant : c’est qu’un grand romancier parle dans cette voix adolescente en train de muer. Et un romancier économe : est-ce la pratique ordinaire de la poésie ? : de ses moyens. L’usage insistant par le narrateur du possessif « mon », pour la mère qui l’a abandonné, pour le grand-père, voire pour le vélo que celui-ci lui a offert, suffit à dire que sa rage de destruction n’est que soif d’amour. De reconnaissance. De même, l’irruption du passé des disputes familiales dans le présent de narration de ce court récit est d’autant plus surprenante qu’elle introduit un « déjà vécu » dans cette courte vie toute vouée à l’instant. Mais tout autant sans doute parce que, saut d’angoisse dans une terreur inoubliée, elle surgit le plus souvent en des moments de relative paix pour l’enfant, pour éclairer sa propre violence. Dévoilement que redouble la construction même du roman, ne révélant qu’à la fin les circonstances exactes de cet « exil » enfantin. Et que, l’ayant à jamais marqué, il ne durera pas deux ans, ou trois, comme on a pu le croire. Fuyant sur son vélo, le gamin dit : « J’ai pédalé longtemps. Et je pédale encore. Sans jamais croire que cela puisse avoir un sens, cesser un jour. » Ainsi apprend-on à vivre. Et à écrire, peut-on dire, pour le romancier.
« Bien sûr, nous regrettons ce qui s’est passé alors, et nous pouvons assurer que cela ne se renouvellera pas » a dit à peu près le président des Etats-Unis Clinton, en visite au Guatemala en mars. Il rappelait ainsi la « guerre civile » (si peu civile que la CIA s’y impliqua largement) qui fit deux cent mille morts dans une population de onze millions d’habitants. Qualifiée par une « Commission d’éclaircissement historique » mise sur pieds par l’ONU de « politique stratégiquement planifiée d’actes de génocide », cette extermination de communautés d’Indiens Maya et de métis, s’étendit sur vingt-cinq ans, de 1962 à 1976.
Le président Clinton n’est pourtant pas remonté assez loin dans l’histoire des rapports de son grand pays avec le petit Guatemala. Déjà, en 1954, la réforme agraire instituée par le président Jacobo Arbenz menaçant de réduire (sans pour autant les supprimer) les bénéfices de la compagnie américaine « United Fruit » toute puissante dans le pays, la CIA avait mis sa science des coups d’Etat au service des marchands de bananes menacés. Les « marines » débarquèrent pour chasser ce président démagogue (il avait été élu au suffrage universel) et installer à sa place un militaire plus compréhensif, le colonel Castilla Armas. Il eût été, pour le président américain, du dernier mauvais goût de rappeler cet épisode oublié au moment où sévit une autre guerre de la banane, certes plus sournoise, celle que les mêmes Etats-Unis livrent à l’Europe qui préfère les bananes des Antilles à celles que la multinationale « Chiquita » cent pour cent US fait produire « à la chicote » par des paysans guatémaltèques ou autres Sud-Américains sur les terres qu’elle leur a volées. C’est en farce, on le sait, que se rejoue l’histoire.
On est bien loin, avec cette histoire de la prose la plus plate, de ce qui fut dit au début de cette chronique ? Certes, mais il suffira de se remettre à lire les trois romans que ce coup d’Etat inspira à Miguel Angel Asturias, l’Ouragan, le Pape vert et les Yeux des enterrés pour se retrouver en pays de connaissance.
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