Le sexe mis à nu

Un film sort, Romance, de Catherine Breillat qui fait parler de lui pour repousser les limites de ce qu’il est convenu de montrer du sexe au cinéma. Pas un film racoleur. Un film qui témoigne de l’évolution des moeurs d’une société. Un peu d’histoire, des origines du cinéma à nos jours.

La disparition récente de Stanley Kubrick l’empêchera de voir la sortie de son dernier film, Eyes wide shut.L’empressement de la Warner (sa maison de production) à confirmer, le lendemain du décès, qu’il serait bien sur les écrans en juillet aux Etats-Unis (à l’automne en France) souligne l’impact de sa mort. Mais elle ne fait que renforcer l’impatience du public devant un projet devenu presque irréel au fil des années. Une des raisons de cet engouement tient dans le sujet même. L’intrigue tournerait autour de deux psy (Tom Cruise et Nicole Kidman) et de leur vie sexuelle. Kubrick a-t-il brisé le dernier tabou du septième art : tourner un film érotique avec des acteurs de renom dans le cadre d’une production hollywoodienne ? Un des interprètes initiaux, Harvey Keitel, aurait été renvoyé à cause de son éjaculation sur Nicole Kidman.

Peut-on tout représenter, y a-t-il des limites à ne pas franchir ?

Parallèlement, Catherine Breillat (Sale comme un ange, Parfait Amour) présente, le 14 avril, son nouveau film, Romance. Elle n’hésite pas à montrer des images pornographiques. Son projet d’affiche (une femme en train de se masturber) passait devant la commission, fin février. Sa démarche, sans la comparer à celle de Kubrick, la rejoint sur un point précis. Une des questions auxquelles le cinéma a dû faire face depuis ses origines : peut-on tout représenter ? Y a-t-il des limites à ne pas franchir ? Et cette interrogation devient lancinante dès que la question du sexe est évoquée.

Il est un peu facile d’unir cinéma et voyeurisme, de citer les exemples de Michael Powell (le Voyeur) ou Hitchcock (Fenêtre sur cour). Le septième art est un regard sur et dans le monde. Il en fait partie sans possibilité de recul. Les premiers spectateurs, le 28 décembre 1895, croyaient que la locomotive de l’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat allait les écraser. Cet impact a toujours été craint par les pouvoirs en place. La censure théâtrale n’existe plus en France depuis 1906. Les dessins et les estampes n’ont eu rien à craindre à partir de 1880. Un film de court ou de long métrage doit recevoir un visa d’exploitation de la part du ministre chargé de la Culture, après avis de la Commission de classification des oeuvres cinématographiques. Les problèmes se trouvent multipliés dès l’apparition de scènes à tendance sexuelle.

Le premier scandale du cinéma a été créé par le gros plan d’un baiser dans the Kiss en 1896. Un journal de Chicago alla jusqu’à écrire que la police devait intervenir devant tant de bestialité. On en vient à apposer des barres parallèles sur la pellicule de la danse de Fatima, en 1907. Certains censeurs pensent qu’elle est trop explicite.

Métaphore et métonymie pour contourner le code Hays de censure

Les Etats-Unis avec le développement d’Hollywood, l’usine à rêves, sont propices à véhiculer une mythologie fondée sur le culte du beau, l’avènement du star-system. Des actrices comme Theda Bara ( la première « wamp »), Gloria Swanson ou Clara Bow sont des modèles pour toute une génération. La mort de Rudolph Valentino provoque des scènes d’hystérie. Quelques femmes, folles de désespoir, se suicident. Cette idolâtrie est, aussi, suscitée par le mode de vie de ces démiurges du désir. Ce qu’écrit Blaise Cendrars, dans les années 30, était déjà valable précédemment : « Vous ne comprendriez jamais l’histoire d’Hollywood si vous ne savez rien des folies sexuelles qui prolifèrent entre les murs de cette serre. » Un premier coup d’arrêt est porté à travers l’Affaire Roscoe Arbuckle. Plus connu sous le surnom de « Fatty », ce comique révélé chez Mack Sennett se retrouve impliqué dans une affaire de moeurs. Pendant une soirée organisée par lui-même, une starlette, Virginia Rappe, meurt. Le retentissement est énorme. Fatty a-t-il violé la jeune femme ? Il est acquitté mais ne connaîtra plus jamais le succès. Hollywood est, alors, vu comme un lieu de stupre et de perdition.

Le puritanisme américain ne pouvait longtemps laisser subsister ce genre de comportement. Un code de censure (le code Hays) entre en vigueur en 1934. Son influence sera déterminante jusqu’à la fin des années 60. L’originalité de la démarche tient en ce qu’elle vient de la profession elle-même. Les producteurs et les distributeurs, rassemblés en 1922 sous le nom de Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA), ne tiennent pas à être mis devant le fait accompli. La réglementation est très stricte. On ne peut pas montrer d’adultère, d’accouchement. La nudité ne doit jamais être intégrale. Les scènes de déshabillage sont à proscrire si elles sont gratuites. Les conséquences de ce code seront profondes sur l’inconscient américain. Les cinéastes, pour le contourner, font appel à la métaphore et à la métonymie. Les exemples les plus fameux sont ceux du gant de Rita Hayworth dans Gilda ou du dernier plan célèbre de la Mort aux trousses d’Hitchcock (un train rentrant dans un tunnel au moment où Cary Grant et Eva Marie Saint se rejoignent sur leur couchette).

Représentation du sexe et politique, le désamour

La France ne connaît pas, elle, ces problèmes. Son cinéma n’a jamais été explicitement érotique au début de son histoire. Tout se passe comme si, tacitement, les réalisateurs refusaient d’aborder le sujet. La seule, et notable, exception concerne le Surréalisme. Annonçant cette phrase de Lacan : « l’extrême de la jouissance, c’est la mort », Luis Buñuel et Salvador Dali signent avec Un chien andalou (1928) et l’Age d’or (1930) deux films atypiques. Ils s’inscrivent dans la mouvance d’André Breton mais ne seront pas suivis. Leur discours est trop provocateur. Dans une des scènes, un homme et une femme font lOEamour sur un chemin, pendant une cérémonie. Buñuel et Dali voulaient montrer, avec ce film, la puissance de la passion, fondement de toutes les subversions. La première projection se déroule, le 3 décembre 1930, dans un climat de violence. Les organisations d’extrême droite saccagent la salle. Face à cette pression, le film est interdit le 11 décembre. Il le restera près de cinquante ans.

On peut, d’ailleurs, s’apercevoir que la représentation du sexe (ou tout simplement du corps) à l’écran trouve toujours une résonance politique. Le code Hays se voit relayé, aux Etats-Unis, par la Légion de décence catholique (Legion of Decency). Cette invention d’évêques a pour but de moraliser la vie publique américaine. Sous un couvert religieux, les idées les plus intégristes sont véhiculées. Le même état d’esprit prévaudra en France, pendant la Seconde Guerre, lorsque le régime de Vichy censurera une scène du Jour se lève de Marcel Carné où Arletty apparaît nue.

La société mettra longtemps avant d’accepter une évolution irréversible. Martine Carol, Edwige Feuillère ou Françoise Arnoul ne font qu’illustrer une réalité aseptisée et sans relief. Truffaut s’attaque à Yves Allégret, médiocre peintre du milieu de la prostitution dans Méfiez-vous fillettes (1957) : « Sur ce vaste sujet, il y a mille choses passionnantes à filmer sans tomber dans le mélo. (…) Mais tout cela, Yves Allégret s’en moque et sans doute l’ignore-t-il, persuadé qu’un film sur le « milieu » ne demande pas une connaissance concrète du « milieu » ». Cinq ans plus tard, Jean-Luc Godard réalise, sur le même thème Vivre sa vie. Il n’y a qu’à comparer les deux oeuvres. Un abîme les sépare. Le cinéma français, grâce à la Nouvelle Vague, vient d’entrer dans la modernité. On ne craint plus de montrer la réalité sans l’enrober d’un matelas fictionnel digne d’un cours de catéchisme.

Une jeune actrice est, également, à l’origine de ce bouleversement. Brigitte Bardot, dans Et Dieu créa la femme (1956) de Roger Vadim, renouvelle radicalement l’image de la femme à l’écran. La sortie du film provoque d’énormes remous. Le « phénomène » Bardot dépasse la comédienne. Le public français n’était pas prêt à affronter un tel tableau de sa jeunesse. Deux cultures se font face. L’une s’imposera à travers son cinéma dégagé des contraintes et sa musique (le rock). L’autre, sur le déclin, cherche à garder ses privilèges. Le retour du Général de Gaulle au pouvoir s’accompagne d’un accroissement des attributions de la commission de contrôle. Ce ne sera qu’un coup d’épée dans l’eau.

« Le cinéma, c’est la psychanalyse du siècle »

La libéralisation des années 60 bouscule, un à un, tous les tabous. A Hollywood, Stanley Kubrick dans Lolita (1962) s’attaque librement au mythe de la nymphette mais doit s’exiler en Grande-Bretagne pour réaliser son film. La prostitution masculine apparaît, pour la première fois dans le cinéma américain, avec Macadam Cow-Boy (1969) de John Schlesinger. A la même époque, seuls quelques francs-tireurs osent, ouvertement, mettre en scène des films érotiques. Ils ont pour nom José Bénazéraf (la Drogue du vice, l’Enfer sur la plage) ou Russ Meyer (Faster Pussycat, Vixen). Ces épiphénomènes trouvent un écho plus large à San Francisco. Des exploitants de salles se mettent à diffuser, en 1969, des films avec des scènes d’amour non feintes. C’est l’acte de naissance officiel du hard. Les pouvoirs publics n’arrivent pas à endiguer le succès de ces productions. Les grands classiques du genre sont réalisés au début des années 70 : Gorge profonde, l’Enfer pour Miss Jones de Gérard Damiano ou Behind the green door des frères Mitchell. En France, quelques producteurs avisés profitent de la mode en sortant des produits « soft », destinés à un public plus large. Emmanuelle (1974) de Just Jaeckin bat tous les records d’entrée. Le gouvernement de Giscard fait preuve de tolérance avant, sous la pression de l’opinion publique, d’adopter une position plus restrictive. Le 31 octobre 1975, une loi est votée. Les films « à caractère pornographique » sont classés « X ». Des taxes sont instaurés, un impôt spécial est levé à leur encontre. Aucune distinction n’est faite entre érotisme et pornographie. Plus aucun producteur ou réalisateur de talent n’acceptera, après cette loi, de s’impliquer dans le « X », réservés à la vidéo et à la télévision.

Des cinéastes ambitieux n’hésitent pas, pendant cette période, à s’exposer aux foudres de la censure. Louis Malle dans le Souffle au coeur (1971) suscite un tollé général en parlant de l’inceste. Bernardo Bertolucci, avec le Dernier Tango à Paris (1972) fait jouer à Marlon Brando des scènes inconcevables dix ans auparavant. Au Japon, on traîne en justice Nagisa Oshima pour l’Empire des sens (1976). Il sera acquitté au bout de six ans de procédure. Son film reprenait, sous une autre forme, le thème de l’amour fou cher à Buñuel. Une amante y tranchait les parties sexuelles de son amant, à sa mort. Après ces chefs-d’oeuvres, le cinéma se laissera, peu à peu, gagner par le moralisme ambiant. En France, la scène d’ouverture de 37,2° le matin (1986) de Jean-Jacques Beineix amorce un mouvement où dix ans plus tard, on trouve, notamment Mon homme (1996) de Bertrand Blier, l’Ennui (1998) de Cédric Kahn, A vendre (1998) de Laetitia Masson, et donc Romance de Catherine Breillat.

Finalement, le cinéma se sera révélé, à travers ses imperfections, une magnifique machine à transgresser. Transgresser les interdits, la morale. L’image du monde n’aura pas survécu à ses coups de butoir. Pour reprendre le mot de Serge Daney : « Le cinéma, c’est la psychanalyse du siècle. » Alors, même si cet art a vu ses ailes rognées et s’il est en état de décomposition avancée, son apport artistique et intellectuel aura été décisif.

Bibliographie

Adou Kyrou, Amour et érotisme au cinéma,éditions Eric Losfeld, 1957, 1966

Gérard Lenne, Erotisme et cinéma,éditions la Musardine 1998

Régine Desforges, Kenneth Anger, Hollywood Babylon,1977

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