Entretien avec Eric Lacascade
A 37 ans et la maturité artistique acquise, Eric Lacascade dirige le Centre dramatique national de Normandie, à Caen. Une jeune troupe particulièrement douée. Imagination, sensibilité, rigueur. Un homme à l’oeuvre.
Eric Lacascade et Guy Alloucherie, tous deux metteurs en scène : et Lacascade également comédien : fondent en 1983 le Théâtre du Ballatum auquel des spectacles comme Ivanov, la Double Inconstance, les Trois Soeurs gagnent une réputation de jeune troupe soucieuse de professionnalisme et particulièrement douée : imagination, sensibilité, rigueur.
Aussitôt en poste, vous avez annoncé vous engager dans la réalisation d’un cycle de trois spectacles, triptyque si l’on veut, dont vous n’avez livré que le thème et dont vous envisagiez de monter chaque année un volet. Pourquoi cet engagement qui vous laissait quand même une certaine liberté de manoeuvre ?
Eric Lacascade : Cette annonce a été avant tout une façon de me mettre à l’abri de la question qu’un metteur en scène s’entend adresser dès qu’il a présenté son spectacle, et même avant : « Que sera votre prochain spectacle ? » On ne vous laisse pas le temps d’achever, de juger ce qu’on a fait, d’en tirer leçon. C’est méconnaître que le travail en cours contient le germe du prochain spectacle et qu’il faut lui laisser le temps de se développer. C’est vrai, même s’il en apparaît ensuite différent, voire, et c’est le plus fécond, l’antithèse. On aura alors avancé dans le champ étendu des possibles. J’ai dit sur trois ans, et le thème annoncé était très large et même un peu bateau : « A la vie, à l’amour, à la mort », mais ce sont les grands thèmes du théâtre et de la vie affective.
Le premier spectacle fut un montage de textes.
E.L. : Une traversée. Le Prologue était d’Eugène Durif. Il avait assisté à toutes les répétitions des scènes de l’Echange et des deux derniers actes de Phèdre retenus ; son texte y réagissait.
Ensuite Phèdre. Ce qui n’avait pas été prémédité.
E.L. : Non. Mais le travail sur ces deux actes m’avait passionné et frustré. Je voulais maintenant tout embrasser d’une pièce magnifique. Je ne jouais pas dans le précédent spectacle, mais là j’étais Thésée. J’aime être sur scène.
Voici maintenant le dernier volet, Frôler les pylônes, qui ne semble pas avoir été amené par les précédents.
E.L. : En effet. Mais il y a cependant, quant à moi, une continuité artistique. Pendant trois ans, j’ai fait travailler le Groupe 30 de l’Ecole nationale d’art dramatique de Strasbourg. Au TNS, en mars 1996, trois semaines d’atelier sur le Songe d’une nuit d’été. En juillet 1998, ces jeunes comédiens, promotion sortante, après un nouveau parcours intense, corps à vif, corps à corps, ont présenté ce travail sur la pièce de Shakespeare dans le Cloître de la Collégiale de Villeneuve-lès-Avignon. Après quoi, je les ai engagés tous pour poursuivre notre compagnonnage. Ils ont été pendant six mois, septembre 1998-mars 1999, la troupe de la Comédie de Caen.
Vous et eux seulement ?
E.L. : Sur les dix, sept sont venus. J’ai alors engagé deux comédiens du même âge que j’avais connus avant. Ils se sont parfaitement intégrés. De septembre à décembre, Frôler les pylônes s’est élaboré.
Vous avez annoncé le titre avant même qu’existe quoi que ce soit du spectacle.
E.L. : C’est la première fois que je fais cela, la tentation d’une prise de risques, d’un saut dans l’inconnu. Le titre impliquait un danger à assumer et surmonter.
Comment s’est engagé le travail ?
E.L. : J’ai commencé par leur donner des devoirs de vacances pour juillet et août : présenter de petits travaux, répondre à des questions précises.
Les mêmes pour tous ?
E.L. : Certaines, oui. D’autres adaptées à la personnalité de chacun. J’ai préparé, moi, le travail en amont : déclinaisons de termes, phrases, images, sensations. En un mois et demi, à raison de huit heures par jour, nous avons rassemblé des matériaux pour au moins trois heures de spectacle. Puis le travail le plus passionnant est venu, le montage, avec les sacrifices que cela comporte.
Ces matériaux convergeaient bien vers quelque chose ?
E.L. : Une problématique commune les traversait, le passage de l’adolescence à l’âge adulte à travers un parcours initiatique, un rituel, organisé autour d’histoires, de musiques.
En quoi considérez-vous que Frôler les pylônes appartient au cycle annoncé ?
E.L. : Il complète au moins mon exploration des formes dramatiques : un montage de textes, un auteur classique français, une création collective. Naturellement il faut prendre ce mot « collectif » avec précaution, le metteur en scène redevient prépondérant dans le montage.
Pour bien connaître ce qu’a apporté le Ballatum, je puis dire que dès votre arrivée à Caen vous avez emprunté une voie toute nouvelle.
E.L. : Je sortais d’une période de cinq années où ce que j’ai raconté m’appartenait peu. Je servais des auteurs. Je veux maintenant me sentir présent, tenir compte d’impulsions, de sensations venant de moi, et voir comment les acteurs y réagissent. Je tends vers une expression d’ordre poétique plus que réaliste. Dans Frôler les pylônes, pas d’histoire, pas d’intrigue, pas de héros, mais des hommes et des femmes emblématiques de notre temps, très engagés physiquement et saturés de violence musicale. Pour la première fois, je mets les musiciens sur le plateau. C’est de l’art brut, un acte artistique théâtral non domestiqué.
Vous l’avez joué du 1er au 19 décembre au Théâtre National de Strasbourg dans la salle Hubert-Gignoux qui offre 200 places. Elle convenait tout à fait.
E.L. : Nous avons été remarquablement accueillis et soutenus par Jean-Louis Martinelli et tout le personnel de la maison. Nous jouions les mêmes jours, à la même heure, Phèdre, dans la salle Bernard-Marie-Koltès de 500 places. Tout le théâtre était à nous et le public est venu nombreux. Nous reprenons les Pylônes à la Comédie de Caen du 11 au 20 mars. Des propositions d’accueil pour la saison prochaine commencent à venir.
On vous verra prochainement à Paris, invité par Lavaudant, et vous avez choisi de remettre sur le métier votre Ivanov.
E.L. : Je n’avais jamais fait de reprise. Lavaudant m’a proposé la Cabane, je l’ai vue et je suis tombé en admiration. ça ne convenait pas pour Frôler les pylônes mais j’ai pensé à Ivanov créé en 1989-90, le spectacle qui me tient le plus à coeur. En même temps, il m’a semblé évident que je ne le referais qu’avec l’Ivanov d’alors, Alain d’Hayer, perdu de vue depuis deux ans. Je l’ai appelé : « Si tu veux c’est oui, si c’est non je laisse tomber ». Il a accepté, m’a dit en être heureux, ça vivait en lui. Ce sera dans une nouvelle traduction, celle d’André Markowicz .
Où sera plantée la cabane ?
E.L. : Du côté de la Villette, au bord du canal de l’Ourcq. Je reprendrai le rôle de Borkine.
* Metteur en scène, comédien, directeur du Centre national dramatique de Normandie.
L’entretien a eu lieu le 20 janvier. Lacascade prenait l’avion le jour même pour Santiago de Chili. Ils partaient à dix avec l’aide de l’AFAA (l’Association française d’action artistique), seule troupe étrangère invitée au Festival de théâtre de Santiago. Il en profitera pour mettre au point là-bas son projet de collaboration avec des comédiens chiliens. En janvier et février 2000, ceux-ci viendront répéter à Caen puis tous partiront au Chili achever le travail. Retour à Caen avec le spectacle.
Frôler les pylônes, du 11 au 20 mars, au CDN de Normandie, théâtre d’Hérouville. Ivanov, du 22 mai au 11 juin, dans la cabane de l’Odéon, au bord du canal de l’Ourcq.
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