Le documentaire au Cinéma du réel

Le documentaire, petit frère du cinéma de fiction ? Tenu parfois comme mineur, ce genre qui a fait débuter beaucoup de réalisateurs trouve un large public, grâce aux manifestations qui lui sont consacrées et aux « cases de programmation » des chaînes de télévision.

Le mot documentaire est entré tardivement dans le vocabulaire cinématographique, seulement en 1926, lorsque le critique et cinéaste anglais, John Grierson, s’exprima à propos de Moana de Robert Flaherty. Pourtant le cinéma était né documentaire, comme on le sait, avec les films des frères Lumière et d’Etienne-Jules Marey et de son collaborateur Georges Demeny. Et avant même que ce cinéma n’éclate en époustouflantes fictions sous l’impulsion de Méliès, il n’était pas, dès ses origines, simple enregistrement du réel : en effet, Louis Lumière, à propos de Aquarium ou du Bocal de poissons rouges, films moins connus, sans doute que la Sortie des usines Lumière, avait affirmé : « Ce qui m’a toujours préoccupé dans mes vues, ce fut la mise en pages de mes sujets. » Parler de « mise en pages » introduit la notion du regard de celui qui filme, de sa distance au sujet filmé.

Toute cette problématique est au coeur du travail des documentaristes contemporains français et se retrouve dans les difficiles choix auxquels sont confrontés les responsables de festivals documentaires, en France : Cinéma du réel à Paris, Vue sur les docs, à Marseille, les Rencontres de Lussas, pour ne citer que les principaux.Suzette Glénadel, déléguée générale de Festival du réel depuis douze ans, après y avoir été associée depuis sa fondation par la Bibliothèque publique d’information du Centre Georges-Pompidou en 1978, a toujours été proche des débats qui agitent le monde de la création documentaire. Elle se réjouit à l’avance de présenter au Cinéma des cinéastes du 5 au 14 mars, son cru 99 : outre une impressionnante rétrospective du documentaire iranien et une intéressante compétition internationale, une compétition de documentaires français traduisant la forte identité d’un cinéma qui, avant de se dire documentaire, s’affirme d’abord comme oeuvre cinématographique.

Critères de la compétition : l’écriture cinématographique

Après des années difficiles au cours desquelles la manifestation eut à faire face à des problèmes de structuration et d’identité : profusion de reportages en 88 : ou à des moments de creux de la production documentaire, au début des années 80, c’est ce que privilégient Suzette Glénadel et son équipe, dans leur travail de sélection. « C’est très clair, pour nous, les critères de la compétition, c’est l’écriture cinématographique. Cette année, nous avons reçu de 10 à 15 % de films français de plus que l’an dernier, en nette progression qualitative et plus ancrée dans la réalité sociale française. […] Pendant quelques années, de 1986 : date de la création d’Arte : à 1990, les documentaristes partaient filmer ailleurs. De «l’ailleurs» nous en avons encore, par exemple avec le film de Jean-Michel Carré, Charbons ardents, tourné dans une mine de charbon galloise que les mineurs ont rachetée avec leurs indemnités de licenciements et dont ils sont, aujourd’hui, actionnaires, patrons et employés. »

Claudine Bories, codirectrice de Périphérie, dont le film Un samedi sur deux, sélectionné aussi par Cinéma du réel, vient d’être diffusé par France 2, dans le cadre de la case documentaire « Lignes de vie », a « longtemps cru que ce film était irréalisable en documentaire ». Réalisatrice de fictions mais aussi de films documentaires, les uns et les autres inspirés d’histoires de familles, violentes par essence, la cinéaste participe depuis longtemps à de nombreux débats dans le cadre d’ADDOC (Association des cinéastes documentaristes) et des Cartes blanches au cinéma documentaire en Seine- Saint-Denis, dont elle a confié l’organisation, la programmation et l’animation à Catherine Bizern. Forte de toute cette expérience-là, il a pourtant fallu à Claudine Bories un an de réflexion et de préparation et, finalement, d’écriture, pour comprendre comment elle pourrait filmer la rencontre, non pas tant de ces couples séparés, formés d’un « parent hébergeant » et d’un « parent visiteur », mais de l’enfant avec le père, ou la mère, à qui il n’est jamais confié, pris entre le refus, profondément inscrit dans le corps de l’un, de le laisser aller, ne serait-ce qu’une heure, vers cet autre désirant et maladroit. Dans ce rez-de-chaussée balbynien, mis à disposition par le juge chargé de faire respecter le droit de visite et dans lequel des « médiatrices » accueillent, écoutent, parlent doucement aux enfants, tentent de convaincre les parents, se jouent des moments de vie si fragiles, si pleines de douleurs que le spectateur en perd un moment la parole en quittant le film qui est comme une épure documentaire : avec des temps de respiration, et un hors champ chargé mais que Claudine Bories se garde d’éclairer par des retours en arrière ou des commentaires. Elle est là, présence discrète et acceptée par ceux qu’elle filme, avec une équipe réduite. Restait, ensuite, à la monteuse, Dominique Faysse, un travail difficile de dépassement de sa propre douleur, pour choisir les images et les paroles à garder dans une reconstruction du réel respectueuse de la nécessaire distance du regard de Claudine Bories, elle même respectueuse de ses personnages et du travail du temps.

Si Un samedi sur deux est, sans aucun doute, un des films à ne pas manquer de la compétition française de Cinéma du réel, il y en a d’autres, et c’est cela aussi le plaisir du cinéma documentaire : la pluralité des démarches et des regards. Ainsi Eric Pittard, connu aussi comme chef opérateur de talent, a tourné l’Usine : dans la région de Nantes, près d’Ancenis, la fonderie Boudhlesyer réussit : et c’est une des premières à le faire, à diminuer, jusqu’au trente-cinq heures, la durée réglementaire du travail sans perte de salaire.

Alors que 21 films font partie de la compétition française et que l’équipe de sélection de Cinéma du réel en a vu plus de trois cents, c’est sans doute réducteur de choisir de ne parler que de trois d’entre eux. C’est assez, j’espère, pour avoir envie de suivre la manifestation dans son ensemble. Peut-être permettra-t-elle à certains spectateurs de se retrouver dans tout ce que les chaînes, câblées ou non, leur proposent sous l’appellation « documentaire ».

Suzette Glénadel et Catherine Bizern ont souligné, toutes deux, l’extrême complexité du système d’aides dont peut bénéficier une oeuvre documentaire, entre fonds de soutien sélectif et fonds de soutien automatique du Centre national de la Cinématographie, auxquels ne peuvent prétendre les documentaristes qu’après s’être assuré l’engagement d’un diffuseur, donc d’une chaîne. La prolifération du câble a donné naissance à un foisonnement du documentaire, « mais, précise Catherine Bizern, ce foisonnement fait que l’écart se creuse entre les films : il y a ceux qui portent la marque du cinéma et le tout venant produit en flux tendu. […] Pour moi, un documentariste est quelqu’un qui fait du cinéma, qui trouve une écriture, construit une scène, une narration, pour exprimer son point de vue sur le monde, nous raconter des histoires. »

Reconstruction du réel avec la nécessaire distance du regard

Denis Gheerbrant, cinéaste documentariste, dit la même chose, sous une autre forme, dans le dossier conçu par Les enfants du cinéma qui accompagne la sortie en salle de son film Grands comme le monde, tourné dans au collège de la Cité du Luth à Gennevilliers, et dont il avait dû réaliser une version « courte » pour la télévision : »Pourquoi fait-on un film ? Est-ce pour représenter la réalité ou pour rendre visible ce qui ne l’est pas ? »

L’optimisme de Suzette Glénadel s’appuie sur sa découverte des documentaires français qu’elle a visionnés cette année. Mais, et elle insiste, si les chaînes de télévision jouent un rôle positif dans la production des films documentaires, c’est le travail fait au sein des associations comme ADDOC, Documentaire sur grand écran, Périphérie, avec ses cartes blanches au documentaire, qui permet aux documentaristes d’avancer, en se rencontrant, en verbalisant leurs pratiques. Et que leurs films soient vus en salles engendre d’autres désirs de cinéma documentaire. (1)

1. Madame comme Monsieur, version longue d’Un samedi sur deux doit sortir en salles à la fin de l’année. Après s’être ouverts aux films de Raymond Depardon, Nicolas Philibert, Marcel Ophuls, Denis Gheerbrant, les grands écrans s’ouvrent aussi aux films de Claudine Bories.

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