Entretien avec Bertrand Tavernier
Voir aussi Le Petit Bertrand Le Nord, une école maternelle, des enfants, des parents, l’instit, le chômage. Tout un monde. C’est le film de Bertrand Tavernier, ça commence aujourd’hui.
Une des forces de Bertrand Tavernier réside dans son respect du cinéma. Il s’est souvent imposé de décrire l’itinéraire de personnages avec qui il se sentait des affinités : les militaires de Capitaine Conan ou la Vie et rien d’autre, l’inspecteur opiniâtre de L 627. Son dernier film, ça commence aujourd’hui (en salles le 17 mars), nous plonge au sein d’une école maternelle du nord de la France. Les parents désemparés face au chômage, certains violents ou alcooliques ; des enfants, parfois, livrés à eux-mêmes forment le quotidien de Daniel, directeur de l’école. Porte-parole du cinéaste, il incarne une de ces personnes exemplaires, d’un dévouement inlassable, au mérite bien souvent occulté par les médias. Face à l’âpreté des situations dépeintes, rencontrer Bertrand Tavernier c’est, inévitablement, se poser des questions, non seulement sur le cinéma mais aussi sur une société au bord de l’implosion.
Bertrand Tavernier : Ce qui m’a donné envie de faire ce film est d’avoir écouté Dominique Sampiero (un des coscénaristes) me parler de son métier d’enseignant. Notamment quand il a évoqué l’histoire de cette femme qui n’avait que trente francs pour finir le mois et nourrir ses quatre enfants. Je me suis demandé comment traiter un tel sujet. Dans un documentaire, les gens n’auraient pas accepté de tout raconter. Par pudeur. Ce sont toujours les personnes en charge des institutions qui témoignent pour eux. La fiction était un moyen de redonner la parole à toute une catégorie de la population. A condition de les respecter, de ne pas les manipuler dramatiquement. Cela entraînait un certain nombre de questions : où placer la caméra ? Quel format adopter ? Je me suis imposé des principes avec lesquels on ne devait pas transiger, sauf s’il y avait un cas exceptionnel.
Comment s’est déroulé le tournage du film ?
B.T. : On a passé un temps extrêmement long, sur les lieux, avant. Philippe Torreton (l’acteur principal) est venu faire la classe. Toute l’équipe connaissait chaque enfant. J’ai indiqué au directeur de la photographie, Alain Choquart, qu’il fallait les filmer dans les plans les plus longs possibles. Il ne fallait pas fabriquer au montage des réactions d’enfants. On reste sur les visages, on les quitte, on revient. Cela impliquait un style de tournage compliqué. Pas de répétition dans les scènes de classe. On partait à l’aventure. Cela obligeait Torreton à se jeter dans la mêlée. J’ai éprouvé la même sensation qu’avec les musiciens de jazz d’Autour de minuit. On ne savait pas où ils nous entraînaient quand ils jouaient. C’était excitant.
Vous montrez une réalité très dure. En même temps, comme ce directeur d’école, certains essaient de lutter.
B.T. : Nous sommes à une époque où domine un sentiment larvé de renoncement. Mais, à mes yeux, il y a une responsabilité individuelle. J’aime faire des films consacrés à des individus se battant pour faire correctement leur travail. Ce ne sont pas des saints. Ils se trompent ou ont des crises de colère injustes. Beaucoup de gens, qui donnent du temps aux autres, sont maladroits et inefficaces chez eux. Mais ils m’émerveillent. Je connais une jeune beur dont une des tâches consiste à faire des papiers pour les émigrés. Elle a été agressée deux fois par le FIS. Elle continue d’être pleine de gaieté. Ces hommes et ces femmes n’ont pas cette espèce de dandysme, ce cynisme désabusé. J’ai envie de leur tirer un coup de chapeau. A un moment, peut-être, ils lâcheront. Si cela se produisait, nous serions dans un sale état. Mais ils ne peuvent pas démissionner.
Justement, ne pensez-vous pas qu’il y a une capitulation des autorités ?
B.T. : Dans ça commence aujourd’hui, il y a deux scènes avec des hommes politiques. Le premier, un conseiller général, fait partie de ceux qu’on voit à la télévision. Ils jonglent avec des chiffres auxquels on ne comprend rien. Ils sont totalement déconnectés. Si on déclare : « les effectifs policiers vont être augmentés de 3000 unités », cela n’a aucun sens. La réalité est tout autre. Je l’avais déjà constaté en tournant L 627. Sur un groupe de cent personnes, seuls six sont sur le terrain. Les autres sont en congé maladie ou absents. Un policier, envoyé dans une cité difficile, devrait avoir fait plusieurs mois de travail, auparavant, comme éducateur.
Le deuxième homme politique, montré dans le film, est le maire de la commune où est implantée l’école maternelle. Il prive de cantine des enfants ne pouvant pas la payer. Ce qu’il fait est tout à fait contestable. Malheureusement, il a raison sur un certain nombre de points. Il ne peut pas agir autrement. Une assistante sociale m’a raconté que, le jour des allocations, des familles entières prenaient le taxi pour aller au supermarché. Ils y achetaient de la bière ou du vin rouge. Et les enfants n’ont même pas de quoi manger. Qu’est-ce qu’il faut faire alors ? Le maire est obligé, à un moment donné, de prendre une décision. La situation en est arrivée à ce stade car les personnes confrontées à ces problèmes ne sont pas écoutées. Les hommes politiques ont déserté. J’ai sillonné le pays en rencontrant énormément de directeurs d’école. J’ai noté des tas de scènes qui n’ont pas été utilisées dans le film. Une mère arrive, un jour, en retard. Sa fille attend depuis une heure. Elle n’a pas mangé. Sa mère avoue : « Je voulais regarder la cassette à la télévision jusqu’au bout. » Une assistante sociale m’a raconté qu’en entrant dans une rue, quelque chose avait changé. Finalement, elle se rend compte que l’odeur de cuisine a disparu. Les habitants ne cuisinaient plus. Quand leurs enfants rentraient il devait y avoir, sur la table, une tranche de jambon, un peu de lait.
Trouvez-vous que le cinéma français actuel témoigne assez de cette réalité sociale ?
B.T. : Dès qu’on émet des jugements généraux sur le cinéma français, on dit, de temps à autre, des banalités ou des contrevérités. Il y a eu plus de films qui parlaient de la réalité qu’on ne veut bien le penser. Robert Guédiguian a été découvert grâce à Marius et Jeannette. Mais, il avait déjà six longs métrages derrière lui. Même chose pour Manuel Poirier. Il y a eu beaucoup d’oeuvres de femmes. que ce soit Claire Denis ou Catherine Breillat. Parfois, ces films sont ignorés par la presse, boudés par le public et, surtout, les diffuseurs.
Je voudrais, un jour, m’attacher à montrer que, dans les années 60, 70 et le début des années 80, il y a eu un grand nombre de réalisateurs qui traitaient de la réalité sociale française. Christian de Chalonge a abordé l’émigration avec O Salto. Dernière sortie avant Roissy de Bernard Paul parlait des problèmes en banlieue, du mal-être. Il y a eu aussi les films de René Allio.
On a parlé, au début de l’année, d’une crise du cinéma français.
B.T. : Je ne pense pas qu’il aille mal. C’est le cinéma ambitieux qui a des difficultés actuellement. Qu’il soit français, russe ou chilien. Des films comme Sue perdue dans Manhattan ou Claire Dolan devraient faire le double d’entrées. Cela traduit l’état général d’un pays, maintenant, davantage rongé par le doute. Quand on perd espoir, on ne va pas voir des films dérangeants ou déstabilisants. On préfère se tourner vers des oeuvres ne posant pas de problèmes. Les gens sont dans un état d’angoisse. Alors on se bat. On continue. Petit à petit, on arrive à imposer les films. Au départ, personne ne voulait de L 627 ou d’Autour de minuit. Des fois, un producteur était prêt à y aller. Mais cela m’amuse de faire du cinéma. Je m’investis excessivement, émotionnellement. Je suis toujours en train d’apprendre. Le savoir acquis sur un tournage bénéficie au suivant.
* Réalisateur.
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