Collage

C’est un roman et c’est un film, documentaire et de fiction, c’est un poème et un récit de voyage, c’est un livre d’art et un album de photos ; on peut le feuilleter sans tourner les pages, on peut y entrer par la première page, la dernière ou n’importe laquelle au hasard ; on peut, très classiquement, se laisser guider par l’index, qui s’ouvre rouge comme un rideau de théâtre ou, voyageant dans l’un des thèmes proposés d’entrée, se laisser égarer vers d’improbables dérivations. Banal, diront les familiers de la souris de tapis, c’est un CDRom. Oui, mais conçu par Chris Marker, ce qui veut dire que la souris peut y jouer (juste revanche) avec un chat. Un chat rouge aux yeux ronds un peu bigles ou, pour le dire comme Chris Marker autrefois, dans son film de 1958 Lettre de Sibérie qui éveilla toute une génération à la jubilation cinématographique, affectés d’un strabisme convergent. Un chat bien poli, qui s’appelle Guillaume-en-Egypte et ne manque pas d’adresser ses compliments en anglais au visiteur qui abandonne la partie, comme il a, tout au long de la visite, aimablement signalé à ce même visiteur les endroits où il pouvait bifurquer, passer, par exemple, en pleine guerre de 14/18, du comte Dracula à la tante Edith et son magnifique chignon, née à Kolozsvar en Transylvanie, dans ces montagnes même où le comte, précisément…, laquelle tante Edith vous rappellera l’oncle Anton ramenant dans les années trente des photos de Cuba, île caraïbe où Chris, trente ans et quelque poussière plus tard, devait photographier Fidel Castro et d’autres Cubains moins célèbres.

Et si l’on n’avait pas écouté le chat : qui d’ailleurs ne force personne à suivre ses conseils : qui sait où l’on serait tombé, quelque part entre Proust et Hitchcock ? Bah, ce sera pour une autre fois, car le charme premier de ce voyage, c’est que, dès le premier détour de la route, on sait qu’il y aura plus loin un autre virage, paysage nouveau et, derrière cette colline, une montagne qui attend l’explorateur nonchalant. Car le monde est grand, dit cette petite galette plate qui, étui compris, ne tiendra dans la bibliothèque pas plus de place qu’un carnet de vingt pages. Le monde est grand, et vaste la mémoire de Chris Marker, infatigable coureur d’espace et magasinier de sensations. Mieux. A jouer ainsi au chat et à la souris avec ce diable d’homme, le : comment l’appeler : consulteur ? : réveillera des souvenirs oubliés, entrera dans un trou du temps comme le héros, jadis, de la Jetée, se bricolant des associations de textes, d’images qui ne seront qu’à lui. Qu’il n’en tire pas vanité. Cela aussi, le démiurge Marker, bâtisseur de ce monde de dérives, l’a voulu. « Mon hypothèse de travail, écrit-il dans son introduction, était que toute mémoire un peu longue est plus structurée qu’il ne semble. Que des photos prises par hasard, des cartes postales choisies selon l’humeur du moment, à partir d’une certaine quantité commencent à dessiner un itinéraire […]. Et l’objet de ce disque serait de présenter la visite guidée d’une «mémoire», en même temps que de proposer au visiteur sa propre navigation aléatoire ». Ce CDRom, promesse de grandes heures de plaisir, s’appelle Immemory. Il est édité par le centre Georges-Pompidou.

Bela Tarr est un cinéaste hongrois dont on a déjà parlé ici. Il a terminé son dernier film il y a quatre ans. Il durait un peu plus de sept heures et l’on a pu le voir à Paris une fois : une seule : un dimanche après-midi au Studio des Ursulines. Ceux qui étaient là ne sont pas près d’oublier leur fascination devant ce monde recréé où apparaissaient, disparaissaient des personnages sombres. Il s’appelait Satantango, c’était une pure fiction, un de ces sauvages romans balzaciens comme on n’en écrit plus, et c’est, à ce jour, le témoignage le plus fort sur le basculement post-socialiste d’un pays comme la Hongrie. C’est dire que Bela Tarr, à quarante-cinq ans, toujours superbement ignoré en France (un dictionnaire publié à Paris en 1994 sous le titre 250 Cinéastes européens d’aujourd’hui ne le mentionne même pas) est l’un des grands créateurs de ce temps.

A peine Satantango était-il terminé qu’il mettait en chantier un nouveau film. Le scénario en était en partie écrit, et ce ne fut pas la phase la plus longue du travail. Vint ensuite la recherche de producteurs et de financements divers, de Budapest à Lisbonne, de Paris à Francfort. Des semaines, des mois : deux ans de ce travail qui n’a que peu à voir avec le processus de création. Ce film, les Harmonies Werkmeister, si longtemps porté, allait enfin exister sur son support : la pellicule, impressionnée au tournage, travaillée au montage, toujours reprise. Le premier tour de manivelle était enfin donné. C’était il y a quelques mois : grand jour que celui où, après les répétitions avec les acteurs, les discussions avec les techniciens, on peut enfin « lancer le moteur ». C’est alors, généralement, qu’un film commence vraiment à exister, que s’enchaînent les jours de fièvre dans l’assurance que plus rien ne viendra arrêter la machine. Pas pour les Harmonies Werkmeister. Très vite, l’argent n’arrive plus. On interrompt le tournage. On recommencera dès qu’il en arrivera un peu, à nouveau. Et ainsi plusieurs fois de suite : une semaine de tournage, trois d’interruption.

Bela Tarr a montré quelques fragments de ce film le mois dernier à Budapest, en marge du Festival national qui s’y tient chaque année. Une heure au total de plans séquences très longs, bâtis comme une chorégraphie hiératique, qui laisse deviner ce que pourra être le film achevé, tout en gardant cette force propre qu’ont les travaux préparatoires d’un grand peintre. Deux de ces fragments montrent ce qui est en jeu dans ce film : une réflexion sur le pouvoir, sur la violence et, du même mouvement, sur le cinéma, qui peut dire cela. Ils sont tous deux filmés frontalement, comme le faisaient les grands primitifs, le premier étant une lourde danse d’hommes dans une taverne (caverne, comme une citation de Platon ?) sombre, figurant la marche du soleil, de la terre et de la lune, le second est le saccage d’une usine par des hommes révoltés et s’ouvre sur le martèlement sourd et interminable de pieds frappant le sol, grondement d’orages qui se lèvent. Bela Tarr sait ce qu’il veut et fera le film qu’il veut faire. Sans concessions. Il est même vraisemblable que si ce tournage en plans séquences, pour ce film qu’il a tout entier dans sa tête, correspond à une nécessité esthétique, il répond aussi à une réalité économique. C’est en effet ce qui lui permet de tourner au fur et à mesure de l’arrivée de l’argent, et de garder une cohérence plastique dans l’incohérence de ces conditions de travail. Aussi peut-on faire confiance à son acharnement : le film sortira. Ce sera alors aux spectateurs de le mériter.

Le « Shockumentaire » est un mot nouveau inventé aux Etats-Unis pour désigner un genre qui fait fureur sur les chaînes de télévision de ce grand pays. Sans doute, la « télé-poubelle » était-elle devenue un peu trop pépère, puisqu’on en est aujourd’hui à acheter à des amateurs les films qu’ils ont tournés lorsqu’ils furent témoins de faits divers particulièrement sanglants. Et de là à penser que certains d’entre eux, juste un peu plus cupides que les autres, ont provoqué ces faits divers pour les deux mille dollars qu’ils pouvaient en tirer, il n’y a évidemment qu’un pas. Ainsi a-t-on pu voir, selon Libération du 27 janvier qui évoque cette déferlante de saynètes au goût délicat, un éléphant de cirque en furie chargeant de familles horrifiées, un pittbull sautant à la gorge d’un enfant, un cuisinier éternuant sur un hamburger prêt à être servi, des voleurs ou présumés tels poursuivis et abattus par la police, les policiers étant grands pourvoyeurs de ces « shockumentaires ». Qu’on se rassure pourtant : aux Etats-Unis, la morale est une valeur qu’on prend au sérieux, et il y a toujours une voix « off » pour dire que c’est très vilain de cracher sur les hamburgers et qu’il est recommandé de bien tenir son pittbull quand il s’intéresse d’un peu trop près aux chairs roses d’un enfant. Et il faut ajouter que ce n’est pas par perversité que les chaînes ont multiplié ces séquences éducatives au mois de février. C’est en effet à cette période de l’année que « sont fixés, comme le rappelle Libération, les tarifs publicitaires en fonction des scores d’audience ».

En ce beau monde libre en effet, l’argent ne manque jamais à ceux qui savent ce qu’il faut faire pour le trouver.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *