Si le combat contre l’impunité est devenu l’affaire de la presse, très en pointe sur le sujet, c’est qu’à la différence de ceux du Chili, les militaires argentins sont des perdants. La délinquance quotidienne, fille perdue de la misère et de la corruption, demeure cependant le révélateur de la vie politique et sociale. Impressions de voyage.
Jorge et une demi-douzaine de ses camarades collent des affiches sur les murs d’un immeuble de Parlermo Nuevo, un quartier résidentiel de Buenos Aires plutôt chic. Dans le hall de l’immeuble en question, deux vigiles en blazers bleu marine les observent sans sympathie, mais n’interviennent pas. Dans tous les quartiers bourgeois de la capitale argentine, chaque entrée est surveillée par un ou plusieurs gardiens, en uniforme ou en civil, parfois armés, toujours équipés du « mobil » qui fait fureur ici. L’un des deux cerbères parle dans son appareil, sans doute pour prévenir ses patrons ou la police de la présence de ces intrus et demander des consignes. L’affiche représente un individu en uniforme dont des lunettes noires dissimulent le regard, ce qui lui donne un vague air de ressemblance avec Pinochet, en plus jeune. Une cible a été tracée sur ce portrait, avec l’inscription « busca » (on recherche) « assessino, violador, torturador », et le nom du type. Ce peu sympathique personnage habite ici. Tout à l’heure, quand il sortira de chez lui, il va découvrir ainsi son portrait et la liste de ses crimes sur tous les murs du quartier. Et ses voisins aussi, qui pour la plupart le considéraient comme un père de famille bien tranquille. De même, les employés de la banque où il s’est recyclé comme cadre, vont apprendre qu’ils côtoient chaque jour un monstre qui a torturé des dizaines de personnes de ses mains.
L’histoire rattrappe les tortionnaires
Chaque semaine, l’association Hijos, à laquelle appartiennent Jorge et ses amis, les étudiants colleurs d’affiches, « aligne » ainsi un tortionnaire. Outre les affiches et les tracts, des manifestations sont organisées devant la maison et l’entreprise de la cible qui, bien souvent, se trouve obligée de changer de domicile et de quitter son emploi. L’opération est largement reprise par la presse, non seulement par Pagina 12, quotidien qui s’est fait une spécialité de combattre l’impunité dont bénéficient les sbires de la dictature, mais par Clarin, le plus grand journal national qui diffuse chaque jour plus de 500 000 exemplaires. Contrairement au Chili, où une grande partie de la population, surtout bourgeoise et petite bourgeoise, veut oublier les années sombres pour profiter de sa relative prospérité actuelle et des délices de la société de consommation à crédit, l’immense majorité de la population argentine voue une haine farouche aux assassins galonnés qui, non seulement ont massacré près de 30 000 personnes, soit plus de six fois le nombre de victimes chiliennes, mais ont enlevé les enfants de leurs prisonnières et se sont remplis les poches. Chaque jour éclate un nouveau scandale sur la caisse noire des militaires, qui auraient signé entre eux une sorte de « pacte du sang » digne d’un thriller, chacun des membres de ce gang en uniforme s’engageant à observer le silence sur les crimes et rapines du clan.
L’un des plus éclatants de ces scandales frappe le général Bussi, toujours gouverneur de la région de Tucuman, dont les comptes en Suisse ont été révélés par le juge Balthazar Garzon, le même qui a fait tomber Pinochet. C’est le même juge qui a engagé des poursuites contre les militaires coupables d’avoir enlevé les enfants nés en prison dont les mères ont été assassinées. Derniers rebondissements : l’arrestation du général Cristino Nicolaides, dernier commandant en chef de l’armée à l’époque de la dictature, le 14 janvier 1999, et la mise en cause de Bussi et de l’amiral Galtieri, ex-membre de la junte militaire. On se doute que le magistrat espagnol est devenu la bête noire, non seulement des militaires corrompus, mais du gouvernement et du président Menem qui redoute de voir ses démarches remettre en cause le compromis passé entre la classe politique et les militaires.
Au lendemain de la défaite des Malouines et de l’écroulement de la dictature, l’Argentine adoptait en effet des lois qui devaient servir de modèle à ses voisins le Chili et l’Uruguay, notamment la ley de obediencia debida (devoir d’obéissance), qui absout tous ceux, militaires et policiers qui ont agi en service commandé, car leur premier devoir, au delà de tout principe moral, aurait été d’obéir à leurs supérieurs. Seuls les quatre figures de proue de la dictature, dont l’amiral Massera, étaient incarcérées pour quelques mois. Mais, à la différence des Chiliens, les militaires argentins sont des vaincus, et l’opinion argentine n’aime pas les perdants, à la guerre comme au foot.
« Il y a une autre raison à cette différence », explique Jorge Alberto Kreynes, rédacteur en chef de Nuestra Propuesta, le mensuel du minuscule PC argentin, qui me reçoit dans le bureau d’un immeuble vieillot aux lambris décrépis où on remarque un énorme buste de Lénine en bronze. « C’est que le sort d’une partie des classes moyennes chiliennes s’est amélioré sous la dictature de Pinochet, en raison de ce trop fameux « miracle économique » libéral qui a aussi rendu des millions de pauvres plus pauvres, alors que les conditions de vie de la petite bourgeoisie argentine ont commencé à se détériorer sous la dictature. »
L’affaire Cabezas a brisé le consensus
Pourtant, en Argentine comme au Chili, l’impunidad n’a longtemps été contestée que par de petites minorités, telles les « mères » qui tournaient inlassablement sur la Place de mai chaque premier jeudi du mois et traçaient sur le sol des silhouettes humaines avec les noms de disparus. « C’est l’affaire Cabezas qui a servi de révélateur et bouleversé la situation », affirme Mario Wainfeld, chef du service politique de Pagina 12. Reporter photographe employé par la revue Noticias (publication plutôt bien pensante, un peu l’équivalent de L’Express ou du Point), Luis Cabezas fut retrouvé dans sa voiture carbonisée, menotté dans le dos avec deux balles dans la tête, le 25 janvier 1997, dans un fossé, près de Pinar del Rio, le Cannes argentin, où beaucoup de notables possèdent une résidence secondaire. Luis n’avait pas d’ambitions politiques, il cherchait le scoop : il avait juré de photographier le milliardaire Alfredo Yabran, si possible en compagnie d’importants politicos, ses amis. Yabran avait fait fortune sous la dictature, puis s’était très habilement reconverti, au point de compter quelques solides amitiés dans l’entourage du président Menem. Homme d’affaires multicartes, il possédait aussi bien des entreprises de transport, que des sociétés de « gardiennages » bourrées d’anciens flics et militaires et des entrepôts en douane (privés, libéralisme oblige) : très pratiques pour faire entrer et sortir du pays sans contrôle les marchandises les plus diverses. Un véritable personnage de thriller, catégorie parrain. Or ce Yabran, méfiant tout de même malgré sa puissance et ses relations, refusait de voir publier la moindre photo de lui et avait promis de régler son compte à quiconque s’y risquerait.
« Les journalistes sont assez populaires en Argentine »…
La chance douteuse de Luis Cabezas a été de surprendre Yabran au cours d’une partie, en compagnie de politiciens, dans une villa de Pinar del Rio. On imagine facilement la suite du film. Les auteurs du scénario tragique n’avaient pourtant pas prévu tous ses rebondissements. Cet assassinat allait déclencher une mobilisation sans précédent dans tout le pays. Des dizaines de milliers de manifestants descendent dans la rue. Un an et demi après la mort du photographe, on voit encore des affichettes « Cabezas, no olvidamos » dans d’innombrables endroits, dans de luxueux magasins du centre de Buenos Aires, comme dans de misérables boutiques des villages perdus de la Terre de feu ou des hauts plateaux du Nord. Pour l’anniversaire du crime, les journalistes de Buenos Aires ont organisé une cérémonie émouvante, avec lâchés de ballons, en plein coeur de la capitale, brandissant leurs appareils photos aux cris de « Cabezas presente ».
L’UTBA, le syndicat des journalistes du Grand Buenos Aires, est en effet à la pointe du combat contre l’impunité. Dans un pays où la gauche organisée est très faible, ce syndicat majoritaire dans de très nombreux organes de presse « apolitiques » n’a pas d’équivalent en Europe et joue un peu le rôle de l’UNEF pendant la guerre d’Algérie ou Mai-68. « Notre syndicat ne se limite pas à une défense corporatiste de ses adhérents, souligne Romero Javier, dirigeant de l’UTBA, nous avons des perspectives plus larges comme la défense des droits de l’Homme, la solidarité avec les autres catégories de travailleurs, la lutte contre les privatisations sauvages. Mais bien sûr, nous sommes au premier rang pour la défense de la liberté de la presse qui est continuellement menacée. Notre syndicat est présent et influent dans de nombreuses publications qu’on ne peut pourtant pas classer à gauche. C’est pour ça que les journalistes sont assez populaires en Argentine : notre cote de popularité dépasse 50 % alors que celle des militaires tourne autour de 5 %… »
Cette mobilisation a empêché que l’assassinat de Cabezas reste impuni. De mystérieuses et influentes personnalités agissant dans l’ombre n’ont pourtant pas ménagé leurs efforts pour protéger les criminels et leurs commanditaires. L’enquête est bâclée, les indices et preuves éventuelles détruites : la police enlève la voiture de Cabezas sans même procéder aux analyses élémentaires. Plus fort : on va proposer à deux petits truands de les payer pour avouer être les auteurs du meurtre, en leur promettant de les faire sortir très vite de prison. L’enquête va pourtant établir que le commanditaire du meurtre est le chef de la milice privée d’Alfredo Yabran, mais ce n’est pas encore suffisant pour incriminer le milliardaire maffieux. Néanmoins, sous la pression de l’opinion publique relayée par une grande partie de la presse et des manifestations qui ne faiblissent pas, le filet va peu à peu se resserrer. Mais, coup de théâtre, le 21 mai 1998, Yabran est retrouvé « suicidé » dans la salle de bains de son estancia d’Entre Rios, à 300 km de Buenos Aires. Il se serait tiré un coup de fusil de chasse Browning dans la bouche : on a retrouvé trente plombs de gros calibre dans sa tête. « Quien a suicidado a Yabran ? », titre Pagina 12. Dans le village voisin, personne ne parle, c’est la loi du silence. Même mort, le parrain fait encore régner la terreur. On n’aura donc probablement jamais la confirmation formelle qu’il était bien le commanditaire de l’assassinat de Cabezas. Et surtout ses amis peuvent dormir (relativement) tranquilles : il ne risque plus de déballer leur linge sale en public.
L’affaire Cabezas a mis fin au consensus mou qui assurait l’impunité des assassins et des tortionnaires. Certes, les lois qui les protègent n’ont pas été abolies, mais les sondages montrent que 75 % des Argentins sont partisans de les remettre en question. Et, tel Al Capone tombé pour fraude fiscale, les ex-dictateurs et leurs bourreaux se voient poursuivis et même parfois emprisonnés pour des arnaques financières qui ne sont pas couvertes par l’amnistie. La corruption atteint en effet des niveaux records et éclabousse régulièrement les allées du pouvoir. Une des plaisanteries favorites des Portenos (habitants de Buenos Aires) est « Connaissez vous la différence entre un polico (politicien) et un mobil (téléphone mobile) ? Réponse : il n’y en a pas. Pour utiliser le mobil et parler, il faut composer le 12, et pour utiliser le politicien et lui parler d’affaires, il faut commencer par lui donner 12 %… »
Dès qu’on s’éloigne un peu du centre ville, c’est le véritable visage d’une Argentine à deux vitesses qui apparaît : maisons délabrées et insalubres, canalisations éventrées, bidonvilles envahis par des torrents de boue, jeunesse désoeuvrée et livrée à la délinquance et à la drogue.
L’homme araignée et les pilleurs de restaurants
Cette montée de la délinquance, dans un pays qui avait la réputation d’être l’un des plus sûrs d’Amérique latine, pénalise comme partout d’abord les pauvres qui se volent entre eux, mais elle n’épargne pas les riches. Ainsi, dans tous les beaux quartiers et les villes balnéaires cotées, la mode est aux attaques contre les restaurants chics. Vers la fin de la soirée, au moment de payer l’addition, trois ou quatre clients souvent accompagnés de jolies femmes se lèvent, braquent les convives et repartent avec les portefeuilles, les bijoux et la caisse de l’établissement, au volant des meilleures voitures garées devant l’entrée : ils n’ont que le choix entre les Mercédès, les BMW et les Cadillac. Ce scénario dure depuis des mois et la police s’avère impuissante à y mettre fin. On murmure d’ailleurs que les auteurs des braquages pourraient être des flics. En activité ou recyclés. Faire régner un climat d’insécurité au sein des classes aisées serait un moyen de leur faire payer les coupes pratiquées dans les effectifs policiers après la chute de la dictature et de les inciter à changer d’avis… Aux douteux exploits des pilleurs de restaurants, on peut donc préférer les performances spectaculaires de l’homme-araignée qui escalade les façades des beaux quartiers pour dévaliser les appartements. Lui n’a probablement pas de projets sécuritaires en tête. Emule d’Arsène Lupin, il agit seul et ne vole que les espèces et les objets de petites dimensions…
La vague de criminalité qui, à en croire la presse, déferle sur l’Argentine, prend aussi des aspects sordides et sanglants. Tel le viol et l’assassinat de deux jeunes campeuses par un ex-policier reconverti en garde privé. Les milices privées baptisées « société de sécurité » ou « de gardiennage » connaissent une prospérité sans précédent et regroupent aujourd’hui près de 30 000 hommes armés, dont beaucoup d’anciens militaires et policiers de la dictature. Ces mercenaires représentent une véritable menace pour une démocratie déjà bancale.
On ne compte plus les exactions et les crimes où sont impliqués ces sbires au passé douteux. La course à l’argent facile, dans une société gagnée par la fièvre consumériste, frappe enfin des milieux qu’on aurait pu croire protégés par une certaine éthique professionnelle, comme le corps médical. Les cliniques privées profitent des carences des hôpitaux publics laissés à l’abandon et de l’absence de tout contrôle pour pratiquer des tarifs prohibitifs. Il s’y passe parfois de drôles de choses, comme à la clinique de l’Union des transports automobiles, où un groupe de médecins et d’infirmières volait des nouveaux nés en faisant croire aux parents qu’ils étaient mort-nés. Un jeune couple, Juan Carlos et Stella Maria Cerrati, s’est ainsi vu présenter un petit cadavre à demi décomposé, celui d’un autre bébé. Tout a été fait pour le décourager d’engager des poursuites judiciaires : trucage d’échographie, disparition de dossiers médicaux, menaces, tentative de corruption. Sa ténacité a eu raison du gang médical qui a finalement été condamné. Ce qui nous a permis d’apprendre qu’un bébé : à condition d’être blond et d’avoir les yeux bleus : se revend 50 000 dollars en Argentine.
C’est peut-être parce qu’ils vivent quotidiennement dans un univers très sombre que les Argentins n’ont guère de goût pour le roman noir : les rares auteurs qui ont choisi le genre sont pour la plupart des exilés, tel Chavarria qui vit à Cuba ou Cruz qui réside au Mexique. Ils sont introuvables et inconnus dans les meilleures librairies de Buenos Aires, où, en revanche d’énormes piles de thrillers traduits de l’américain, de Stephen King à Grisham, occupent les vitrines. Après avoir fait bénéficier l’Argentine de ses conseillers-es-répression, l’Amérique du Nord l’inonde de ses produits culturels. Signe des temps, même les célèbres cafés qui ont fait la gloire de Buenos Aires et accueilli les grandes voix du tango sont en péril. La jeunesse branchée qui vient exhiber ses Nike et ses T-shirts frappés des logos des universités nord-américaines dans la rue Lavalle (prononcer « Lavache ») préfère la techno à Carlos Gardel et fait la queue devant les guichets du Titanic, sans paraître se soucier du naufrage qui guette son pays.
« Nous avons parfois l’impression de vivre sur une planète différente de celles de tous ces jeunes qui ne songent qu’à consommer », dit Jorge qui continue à coller ses affiches contre les tortionnaires. « Que la crise économique qui frappe déjà le Brésil nous tombe dessus, et ils vont peut-être changer leur façon de voir… » Mais, crise économique ou pas, les perspectives de changement profond restent faibles en Argentine, où, aux prochaines élections présidentielles, les électeurs n’auront le choix qu’entre le candidat du Parti Judicialiste (péroniste, celui de l’actuel président Menem) et celui de l’UCR (Union civique radicale, la droite classique), dont les politiques se distinguent très peu.
« Il y a tout de même des progrès chez nous, se console Mario Wainfeld, la démocratie progresse. Quand j’étais gosse et que je me promenais avec mon père dans la rue, il était courant que des gens se fassent assassiner ou enlever à quelques pas, sous nos yeux. Mon père me prenait par la main et m’emmenait un peu plus loin sans rien dire. Aujourd’hui, tout de même, on tue un peu moins et les crimes ne passent plus inaperçus… »
* Ecrivain, dernier ouvrage publié : KZ, Retour vers l’enfer, Editions Métailié.
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