Montrer ce qu’on ne veut pas voir

Entretien avec Joël Jouanneau

Le théâtre ne peut être un Samu social. Au contraire, il montre la plaie, dit Joël Jouanneau, qui monte à Marseille, au Théâtre du Gymnase, les Dingues de Knoxville, sa pièce la plus politique, sorte de comédie burlesque qui parle du monde d’aujourd’hui, pas beau.

En décembre, au TGP de Saint-Denis, dans le cadre d’un projet d’écriture, « Vingt ans, chapitre 1 et 2 », qu’il mène avec Heyoka, le Centre dramatique national de l’enfance et de la jeunesse à Sartrouville, il a mis en scène une pièce de Lionel Spicher, Pit-Bull, et Serge Tranvouez a monté un de ses textes Gauche-uppercut, deux pièces qui parlent des jeunes des cités, de l’exclusion. Nous lui avons demandé de parler des origines de ce projet et de sa réalisation.

Joël Jouanneau : J’ai, pour des raisons intimes et un peu douloureuses, écrit trois pièces pour enfants : Marie-Ouate en Papouasie, Dernier rayon et l’Inconsolé. Je me dois de préciser qu’il s’agissait à chaque fois d’être à l’écoute d’un enfant enseveli au plus profond de moi, de tenter de renouer avec lui, de comprendre pourquoi, aujourd’hui encore, il crie. Et je ne crains pas de dire que ce sont mes plus beaux textes. Les porter sur la scène pour d’autres enfants, moi qui n’en ai pas d’autre que celui dont je viens de parler, a toujours été un enchantement. D’où une relation forte qui s’est peu à peu établie avec Heyoka, le Centre dramatique national de l’enfance et de la jeunesse, et son directeur Claude Sévenier. Et avec toute l’équipe du théâtre de Sartrouville. J’ai été ainsi conduit, en concertation avec le Conseil général des Yvelines, à assurer la direction artistique d’une biennale de création théâtrale pour l’enfance et la jeunesse : « Odyssée 78 ». La première, en 1997, sur le thème de l’océan a permis à Claire Lasne, Gilberte Tsaï, Philippe Adrien, Olivier Maurin et moi-même de présenter 5 créations dans 54 communes du département, devant plus de 30 000 spectateurs. Ce fut, pour tous, je crois, une belle aventure. Et, cette année, pour la seconde édition, sur le thème du vagabondage, nous avons invité Cécile Garcia-Vogel, Bruno Bayen, Znorko, Laurent Gutman et François Kergoulay à nous rejoindre. C’est une expérience qui m’est aujourd’hui vitale et que je souhaite poursuivre. Dans le même temps, Heyoka, comme tous les théâtres, éprouve une vraie difficulté : celle de rencontrer, à titre individuel, ceux qui ont entre 15 et 25 ans. Plus encore s’ils sont socialement mis à l’écart. Je crois que nous avons une part de responsabilité en cette affaire. D’où ce livre théâtral que j’ai ouvert à Saint-Denis.

Que vous a apporté la création de ce premier chapitre, Pit-Bull au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis ?

J.J. : Beaucoup, et aussi beaucoup de contradictions. Beaucoup, c’est-à-dire un grand bonheur durant les répétitions avec les jeunes comédiens qui m’accompagnaient. Beaucoup encore, car j’ai été au bout d’une simplicité esthétique, au service de ce beau texte. Et beaucoup enfin, car, en dehors de la première semaine, nous avons refusé du monde ; c’était une petite salle mais, enfin, et surtout, ceux dont nous parlions sur le plateau sont venus dans la salle ; ils sont venus des quartiers, des cités, et ce fut une grande rencontre. Cela était possible, je le dis, car à Saint-Denis, l’équipe de Stanislas Nordey et Nordey lui-même ont beaucoup donné et préparé le terrain. Nous ne sommes, bien sûr, ni les premiers ni les derniers à faire ce travail, mais nous sommes trop peu nombreux et on peut comprendre pourquoi : il faut rompre certaines habitudes, ne pas attendre de miracle. C’est un travail obscur, loin des projecteurs médiatiques.

Vous parliez de contradictions ?

J. J. : Pour moi, elles touchent surtout aux rencontres que j’ai pu faire dans les lycées, les collèges ou à l’issue des représentations. Pit Bull permettait un effet de reconnaissance ; les blacks et les beurs qui sont venus étaient sensibles à ce simple constat qui leur parvenait du plateau : ils existaient, ils pouvaient parler une langue poétique, et ils n’étaient pas la caricature que l’on présente souvent d’eux dans les téléfilms par exemple. Mais, lors des rencontres, j’ai pu mesurer à quel point la situation de tous ces jeunes de 15 à 25 ans est tragique, et j’en suis souvent sorti démuni devant ce que j’ai entendu ou compris. On est là, devant l’inextricable noeud d’une situation tout à fait explosive. Avec ces premiers chapitres, on a pu le mesurer et mesurer à quel point le théâtre ne peut être le Samu d’une société. A l’opposé, nous tentons de montrer la plaie. Mais la cicatriser, cette plaie, ce n’est pas non plus uniquement l’affaire du politique comme on le dit trop souvent : souvent d’ailleurs pour n’attendre de lui que le sécuritaire. C’est vraiment l’affaire de tous et de chacun, et on ne pourra s’en sortir sans une redistribution du travail et des richesses, et un rapport Nord/Sud nouveau, soit le contraire de ce qui se fait aujourd’hui.

La pièce que vous créez au Théâtre du Gymnase à Marseille et que l’on pourra voir bientôt dans la région parisienne et dans toute la France est empreinte d’autobiographie, de votre amour pour le cinéma burlesque et pour les gens du cirque…

J.J. : Voilà dix ans, avec le Bourrichon, j’avais écrit une comédie rurale ; elle se déroulait dans un petit village imaginaire très proche de la ferme de mon enfance et des troglodytes qui vivaient là. Deux amis, dans cette pièce, disaient vouloir quitter Saint-André pour arpenter le monde. Comme dans les livres d’apprentissage. Mais ils ne partaient jamais. Dix ans ont passé, et le monde a, je crois, basculé : il n’est plus utile de quitter son village pour connaître la planète. Avec les portables, l’univers virtuel, les jeux boursiers, la planète irrigue Saint-André. Avec les Dingues de Knoxville, j’ai donc tenté une comédie burlesque où un sérial-killer, un golden-boy, deux sans-frontière, un apprenti-cinéaste, un SDF qui prépare son concours d’entrée à Disneyland se retrouvent confrontés à quelques exemplaires humains de Saint-André-du-Loing. Et ces derniers ne vont pas facilement s’en laisser compter. Je pense que c’est là ma pièce la plus politique ; elle parle donc de l’argent puisque aujourd’hui on ne parle plus que de cela ; et Knoxville, c’est la réserve d’or des USA, c’est là aussi que Picsou cachait son trésor. Mais, dans le même temps, je l’ai voulue burlesque, politique comme le sont les films des Marx Brothers ou certaines comédies, de Capra notamment, qui savaient aborder les questions les plus graves avec un sens évident de la jubilation. J’ai réuni neuf comédiens dont je pressentais qu’ils avaient la même liberté et la même lucidité. Là, j’ai été servi.

Joël Jouanneau, les Dingues de Knoxville, mis en scène de Joël Jouanneau. Théâtre du Gymnase, Marseille, 19 janvier- 6 février 1999. Puis, Saint-Etienne-du-Rouvray, Lyon, Saint-Etienne, Sartrouville, Nice, Angers, Lausanne.

* Auteur dramatique, metteur en scène.

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