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On partira vers Venise de la lagune de Grado, qui commence par un cimetière de bateaux à jamais immobiles, mais « il en passera, du temps, est-il écrit dans ce livre vagabond, avant que les marées, la pluie et le vent ne réduisent ces barques en morceaux et plus encore avant qu’elles ne pourrissent et ne tombent en miettes. Gradualité de la mort, résistance têtue de la forme à sa dissolution ». On croisera au passage l’ombre de Melville et celle d’un poète local, Biagio Marin, qui, pour l’anniversaire d’un ami mort depuis dix-neuf ans, allumait sur sa tombe un feu de géraniums et de roses et savait s’émerveiller devant la coquille, trouvée sur le sable, d’un argonaute, aberrant mollusque qui flotte sur les eaux dans son berceau de nacre. L’Île des Belli, ainsi nommée parce que ses habitants sont tous, inexplicablement, très laids, vue au loin, rappellera que vivait là une sorcière qui « faisait se lever les vents » et, croisant les quelques « casoni » maisons de bois et de joncs qui échappèrent à la vigilance d’un hiérarque mussolinien, jugeant qu’on ne pouvait « pas décemment aller civiliser l’Afrique et tolérer chez soi ces espèces de huttes », on pensera à Pasolini, qui vécut et travailla un temps dans l’un d’eux. A Pasolini et à son film Médée, sur la magicienne que ramena d’Orient Jason, le chef de l’expédition des Argonautes, « le médiocre Jason », est-il dit, assez faible pour répudier cette femme qui avait tué par amour pour lui. Ainsi trouvera-t-on là trois des plus belles pages qui aient jamais été écrites sur cette femme dévorée de passion, « étrangère dans le monde de l’homme qu’elle aime, et dans cette Grèce lumineuse qui resplendit dans les siècles comme l’universelle patrie de chacun ».

« Dans le film de Pasolini, écrit Claudio Magris dans Microcosmes (Gallimard, l’Arpenteur), puisque c’est de ce livre qu’il est ici question, la sauvage vengeance de Médée, c’est aussi la férocité que la violence occidentale provoque dans le tiers monde qu’elle aliène, le désordre barbare en réaction à un ordre barbare ». Ce n’est là qu’une des multiples histoires qui hantent ce livre. Livre vagabond, fut-il dit au début de cet article. Le mot n’est pas juste. Claudio Magris sait toujours où il va, même si ses chemins ont l’air de venir à sa rencontre. Et surtout toujours d’où il part : de ces régions frontières entre terre et eau « où tout est vie et menace la vie », des piémonts où gens des vallées rencontrent les montagnards, de cafés où se croisent les conversations. C’est à la recherche de lui-même qu’il est parti, en ces lieux familiers, à la recherche de son histoire, et de l’histoire des hommes qui y vécurent, tour à tour partageant et se déchirant un territoire, comme l’eau le dispute à la terre. Le livre commence au café San Marco, à Trieste, il s’achève dans l’église de la via del Ronco, et dans un rêve. A Trieste l’un et l’autre, ville chère à l’auteur, entre Autriche et Italie, adossée au continent Europe, ouverte sur la mer. Frontière.

Ordre barbare : le lendemain du jour où avait été annoncée, avec la dévaluation du « réal », l’ampleur de la crise brésilienne et où « le moral des boursiers, écrivait le Monde, (16 janvier) s’était sérieusement dégradé », ce même journal reprenait un article de l’hebdomadaire brésilien Veja, révélant comment « un homme d’affaires douteux tentait de s’approprier un morceau de forêt vierge équivalant à la Belgique et aux Pays-Bas réunis ». Cet homme, Cecilio do Rego Almedio, « maître-chanteur et spécialiste des coups tordus et des transactions louches », était-il précisé, avait employé une méthode courante au Brésil pour s’approprier des terres indiennes (mais jamais jusqu’alors utilisée à cette échelle). C’est celle qui consiste à faire fabriquer des documents légitimant un droit de propriété, de les faire enregistrer et de faire expulser, par des miliciens armés, les Indiens qui y vivent. Dès lors sans occupants, ces terres peuvent être « mises en valeur ». Monsieur do Rego Almedio avait poussé le raffinement jusqu’à distribuer des armes à des Indiens de terres voisines pour qu’ils chassent ceux qui oseraient revenir sur « ses » terres. C’est qu’il est bien de son siècle, cet homme, amoureux de la nature et des terres vierges dont on ne voit pas pourquoi elles seraient réservées à quelques peuplades ennemies du progrès. Il a en effet fondé la société « Rondon Projetos Ecologicos » qui se propose de faire de ces sept millions d’hectares au coeur de la forêt amazonienne un « paradis de vacances avec hôtels de luxe, aéroport et sentiers ouverts afin que les touristes puissent connaître de près l’exubérance de la forêt ». A quoi il ajoute, car rien n’est plus payant aujourd’hui que l’humanisme bien compris : « Tout cela pour préserver la beauté naturelle, la faune et les peuples indigènes ».

Ce paradis s’appellera, dit-il, « Amazon Dream ». Ainsi, pendant que les Indiens dépossédés mourront sous les balles d’autres Indiens possédés par Monsieur do Rego Almedio, et que la plupart des Brésiliens supporteront l’austérité imposée par le FMI, les boursiers au moral dégradé pourront aller se refaire une petite santé la conscience tranquille, assurés qu’ils seront de protéger la beauté naturelle, la faune et les peuples indigènes.

On revient aux barbares : au onzième siècle de notre ère, dans un de ces grands mouvements de peuples que connaissait alors l’histoire des hommes, l’une des tribus turques des « Neuf Clans », partie trois cents ans plus tôt du coeur des steppes d’Asie centrale, conquérant l’Arménie, s’ouvrait ainsi les portes de l’Anatolie, et, au-delà, de la Méditerranée, de la mer Egée, la « mer Blanche » des Turcs. Un immense empire allait naître, s’ossifier et mourir, l’empire ottoman. Un cycle de légendes chantées il n’y a pas si longtemps encore en Turquie par des conteurs allant de village en village a saisi ce peuple au moment où il était jeune et remuant, dans ce douzième siècle où il s’islamisait, et où pourtant les coutumes ancestrales restaient vivantes. De cet archer des steppes toujours à cheval, les Arabes disaient quand ils le virent arriver « qu’il avait deux paires d’yeux : une devant et une derrière la tête. [….] S’il tourne bride, c’est un poison mortel, le trépas infaillible, car il place la flèche derrière lui aussi exactement qu’il la place en avant ».

Ces légendes conservées, le Livre de Dede Korkut, récit de la Geste oghuz, nous les rend. Traduites et présentées par Louis Bazin et Alan Gokalp, préfacées par Yachar Kemal, le dernier grand romancier épique turc, elles paraissent dans la collection « L’Aube des peuples »(Gallimard). Il y a de très belles histoires, dans ce livre, et aussi d’intelligentes introductions qui savent le mettre dans les grands récits fondateurs du temps où un sang jeune coulait dans les veines d’une humanité s’essayant à rêver son histoire, à sa place, c’est-à-dire pas très loin de l’Iliade ou des sagas nordiques. La plus belle peut-être, de ces histoires, est celle de Domrul le fou, fils de Dokha Koca, qui se battait avec tout le monde car il voulait « que sa gloire s’étende jusqu’à Rome et jusqu’à Damas ». Affrontant un jour, par bravade, Azraël, « l’ange écarlate », il est voué à la mort, à moins qu’il ne trouve un remplaçant pour sa tombe. Il demande à son père puis à sa mère, très âgés, pour qui, lui semble-t-il, le sacrifice des quelques mois qui leur restent à vivre ne sera pas très lourd. Refus successifs. Il va faire alors ses adieux à sa jeune femme, qui lui a donné deux garçons : « J’ai demandé sa vie à mon père, il ne me l’a pas donnée/J’ai demandé la sienne à ma mère, elle ne me l’a pas donnée/. Ils m’ont dit : « Ce bas monde est agréable, la vie y est charmante»/Maintenant, que mes noires montagnes si hautes soient tes estivages/[…] Que ma grande tente au faîte d’or soit ton ombrage/Que les blancs moutons de mes parcs soient la viande de tes banquets/[…] Si ton regard se fixe sur un homme,/Si ton coeur en aime un,/Épouse-le donc/Ne laisse pas orphelins les deux garçonnets ». Et elle, au terme d’un long poème d’amour où elle dit tout ce qu’il lui a donné, conclut : « Que soit sacrifiée ma vie pour ta vie ». Ce que bien sûr il refuse. Sur quoi Azraël, d’ordre de Dieu, accorde un sursis aux deux époux. « Azraël, aussitôt, prit les vies du père et de la mère. Dormul le fou vécut encore cent quarante années d’âge avec sa compagne », conclut ce récit.

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