Les Particules élémentaires, de Michel Houellebecq ont donné lieu à une agitation parfois fabriquée dans les mois de la rentrée littéraire. Beaucoup a été écrit et dit, à commencer par l’auteur lui-même. Roman réveillant une littérature française languissante ou brûlot véhiculant des idées d’extrême droite, ce sont les deux termes opposés du débat – qui n’est pas clos (1).
Dès le paragraphe d’ouverture du roman, le lecteur est averti de ce qui l’attend: il entre dans un lieu d’accablement. Véritable énonciation de l’entreprise de l’auteur, ces premières lignes disent que nous sommes dans la seconde moitié du XXe siècle, en Europe occidentale, en France, que les hommes sont seuls, guettés par la misère, que les « sentiments d’amour, de tendresse et de fraternité » ont disparu dans une large mesure. Ensuite de quoi, apparaît l’un des deux principaux personnages du roman, Michel Djerzinski, profession biologiste, dont le patronyme est aussi celui de l’homme que Lénine nomma à la tête de la Tcheka, en 1917. Il s’agit là d’une seconde indication, le premier exemple de l’esprit sarcastique, et morbide souvent, qui court tout le livre, car on écarte la possibilité qu’il s’agisse-là d’un hasard dans un roman où tout semble calculé, maîtrisé jusque dans ses désordres et ses paradoxes.
L’un des romans possibles du réel d’aujourd’hui…
C’est l’un des romans possibles de ce temps de crise morale, de calamité économique, de détresse sociale, roman possible de l’esprit du temps, du réel d’aujourd’hui, selon les modalités de réception, d’analyse et de retranscription qui sont celles de Michel Houellebecq. Elles ne sont pas majoritaires, ni dans la littérature ni dans l’observation sociologique des mouvements de société. On pourrait en dire qu’elles sont minoritaires jusqu’à l’élitisme dans l’exposé des souffrances infligées par cette société: mais elle est bien là cette souffrance, plus ou moins éprouvée selon les individus, et dans ce roman excessivement endurée, aux limites du tolérable. Souffrance affective et souffrance du corps qui l’accompagne. Un roman de vies affectives brisées par l’amour en fuite, par l’amour mort de la mère absente. Roman du plaisir solitaire, du mal être, de la misère sexuelle, de la frustration: » … éteindre le désir et les souffrances qui s’y rattachent » (p. 200). Mais aussi roman de la tendresse, malgré tout, qui surgit tout à coup, dans la brutalité du récit, comme promesse d’un répit: » La tendresse est antérieure à la séduction, c’est pourquoi il est si difficile de désespérer; » Roman de la conscience individuelle malheureuse, finalement. Et d’une révolte intime.
Mais un réel revisité, qui ne peut pas être lu de façon linéaire…
Sur ce qui se dit, dans ce roman, du racisme, des femmes, de la sexualité, de la destinée de notre civilisation, sur le recours répété à certaines théories scientifiques comme consolation du pénible de la condition humaine ou à l’éthologie comme explication des comportements humains, les occasions ne manquent pas de manifester des désaccords, d’interroger les idées qui trament cette fiction et que portent les personnages – lesquels ne peuvent être pris, d’emblée et tels quels, comme les porte-parole du romancier. On n’est pas, en effet, forcé d’établir un signe d’équation entre l’auteur et ces idées-là, comme on l’a vu faire par les animateurs de Perpendiculaire (2). Si tout roman, quelque part, est inévitablement autobiographique, la part d’imaginaire y est tout autant et nécessairement présente en plus ou moins d’importance, impossible à mesurer avec précision, de même l’emprise de la fiction. Et puis, on le sait, même l’autobiographie, assumée en tant que telle, n’est jamais que de la réalité revisitée, incomplète et sujette à caution. Et, enfin, il y a l’indépassable autonomie des formes esthétiques, relative, précisait Althusser, qui se dresse face aux tentatives de lectures linéaires des oeuvres artistiques. Toute méthode pour les aborder qui n’embarque pas, au moins, ces notions parle d’autre chose. Bien entendu, le risque inverse est de considérer l’oeuvre littéraire, et la création artistique en général, comme enclos neutre, ne prêtant pas à conséquence dans les champs social et idéologique, lesquels ne relaieraient pas les débats idéologiques qu’elle ouvre. Non, bien sûr, mais ces débats surgissent selon des temporalités, des modes et des processus, longs parfois, qui ne sont pas explicitement décrits dans leurs principes, ni dans le » texte idéologique » où ils viennent s’inscrire, ni dans l’intertextualité dont est redevable toute oeuvre littéraire, mais qui doivent être pris en compte par le lecteur, » par défaut « , pour le moins.
Il faut risquer des lectures croisées et multiples…
Bien entendu, l’art est présent dans la sphère du politique, de l’idéologique. Mais la littérature doit se penser, quant à ses effets esthétiques (et idéologiques), dans l’économie générale du sens telle qu’on peut l’observer à un moment donné de son histoire. La littérature n’a rien à devoir à la morale et au mouvement spécifique de la politique et n’a pas pour objet de s’y substituer. A l’inverse, le politique n’a pas à faire la morale à la littérature, on sait où cela a mené lorsqu’on s’y est employé. C’est toujours à tort qu’on simplifie les questions des pratiques artistiques dans leurs rapports avec le réel de la société et de la politique. N’appliquer qu’une lecture unilatérale politique/idéologique du texte littéraire, c’est tomber dans le piège que Jdanov avait préparé pour les créateurs du temps du stalinisme, en URSS et en France.
Car la littérature n’a pas à se substituer à la morale ou à la politique…
La » théorie » du reflet appliqué comme système dogmatique à la création artistique annule ses pratiques spécifiques et, en l’occurrence, ce qu’est la littérature. De même que le texte romanesque n’est pas le reflet de la réalité, la réalité du texte romanesque n’est pas le miroir dans lequel se montre l’auteur. S’agissant du roman de Michel Houellebecq, on voit bien que la tentation est grande d’effectuer cet amalgame et cette identification. Il faut pourtant se risquer à des lectures croisées et multiples, chacun selon ses inclinations. Le matériau romanesque, ici, suggère un ensemble de lectures plausibles: biographique, psychanalytique, sociologique, idéologique, etc., qu’il faut mettre en mouvement, ensemble justement. Il n’y a pas, pour ce roman retentissant d’appels contradictoires, de mode d’emploi universel: le lecteur est seul, aussi seul que les personnages le sont, et peut-être que l’auteur.
Et une fiction n’est pas à réduire à des positions idéologiques…
Une lecture étroitement politique/idéologique des Particules élémentaires a été donc été faite par les animateurs de la revue Perpendiculaire (3), et publiée à plusieurs reprises (le Monde des 10-9 et 10-10-98 et l’Evénement du Jeudi du 17/9). Dans la longue tribune qu’ils ont publiée dans le Monde du 10 octobre 1998, sous le titre » Houellebecq et l’ère du flou « , le romancier et son livre sont les otages d’un texte politique/idéologique, de gauche, aux idées duquel on ne peut que souscrire, et qui s’ouvre d’ailleurs sur une critique politique adressée à » nos chefs de gouvernement [qui] excellent à diluer leur politique économique de droite dans des politiques de communication de gauche « . C’est aussi un texte qui fait référence au » débat artistique et littéraire » en France, notamment celui, toujours en cours, qui porte sur l’art contemporain et où on a vu quelques intellectuels se mettre en fâcheuse posture (4). Là où l’intervention de Perpendiculaire se met au dehors de ce débat-là, c’est que le roman de Houellebecq n’est jamais jaugé comme production artistique relevant d’un débat esthétique, au sein duquel apparaissent, forcément, les dimensions idéologiques, mais comme un recueil de positions politiques/idéologiques de l’auteur qui, comme telles, ne relèvent plus que de la critique politique/idéologique, et de nulle autre. Un roman n’est pas un programme politique. Les hommes de l’écrit que sont les animateurs de Perpendiculaire, nous avertissent à propos de Particules élémentaires: « Que ceux qui séparent aujourd’hui l’esthétique et le politique prennent leurs responsabilités devant l’avenir » (l’Evénement du Jeudi, 17-9-98). Philippe Sollers, à sa façon, a répondu à cette mise en garde en pointant « les gens qui réduisent une oeuvre d’imagination à des positions idéologiques » (le Nouvel Observateur, 8/10/98). La question n’est pas exactement là où se sépareraient » esthétique et politique « , mais à leurs points de frottements, c’est-à-dire dans le texte littéraire. Le » débat artistique et littéraire » suppose un minimum de méthode, sans quoi il tourne au règlement de compte.
1. Regards n° 40, d’octobre 1998, l’article d’Hervé Delouche » Il n’y a pas que Houellebecq dans la vie « .
2. Dans son n° 30, décembre 1997, Regards a consacré un article signé par Guillaume Chérel à la revue Perpendiculaire et aux rencontres qu’elle organise au café de Marronniers à Paris.
3. Nicolas Bourriaud, Christophe Duchatelet, Jean-Yves Jouannais, Christophe Kihm, Jacques François Marchandise, Laurent Quintreau.
4. Voir Regards n° 25, juin 1997 et n° 32, février 1998.
La Revue de la NRF n° 548, en librairie le 13 janvier 1999, comporte un texte de Michel Houellebecq » C’est ainsi que je fabrique mes livres » et une lettre de Dominique Noguez » Bien cher Michel… « .
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