Entretien avec Franck Popper
Voir aussi A savoir****Après avoir soutenu l’art cinétique, puis l’art électronique, Frank Popper lance l’art virtuel. L’exposition présente neuf pièces conçues avec des systèmes numériques complexes et incorporant la dimension des réseaux informatiques.
Si l’on remarque, à l’exposition qui inaugure l’Espace Landowski à Boulogne Billancourt, la présence d’artistes chevronnés, déjà étiquetés » art technologique » comme Fred Forest, Piotr Kowalski, Jean-Louis Boissier, Edmond Couchot, Michel Bret, Jean-Pierre Giovanelli et Marie-Hélène Tramus, trois artistes plus jeunes, Miguel Chevalier, Sophie Lavaud et Grégory Chatonsky sont censés apporter un sens nouveau à l’habitude qui consiste à qualifier les pratiques artistiques à partir des outils employés. Peut-on définir des artistes à partir des outils qu’ils emploient ? Ces nouveaux systèmes engendrent-ils de nouveaux types d’artistes ? Et pourquoi sont-ils marginalisés, voire en rupture avec les pratiques artistiques reconnues par les professionnels de l’art contemporain ? Pour faire le point sur ce débat, nous avons interrogé Edmond Couchot et Frank Popper, tous deux théoriciens de cette tendance. ammorice@metafort.com
Une création qui humanise la technologie…
Entretien avec Franck Popper*:
Après l’art électronique, c’est le temps de l’art virtuel ?
Frank Popper: L’idée de l’art virtuel était dans l’air. On a beaucoup parlé de la notion de virtualité, notamment Philippe Quéau, Pierre Lévy, ainsi que des auteurs anglais et américains, mais personne jusque là n’avait pensé à la dénomination art virtuel. On disait art et technologie, artmédia. Mais le mot ouvre à des notions philosophiques. Avant le cyberespace, le mot virtuel signifiait imaginaire, potentiel. On peut aussi dire que tout art est virtuel, symbolique, métaphorique. Maintenant, le concept devient beaucoup plus large et nous touche en permanence. Avec le cyberespace, on prend conscience du va-et-vient entre virtuel et réel. Depuis Mac Luhan, le corps s’est prolongé. Tous les sens, et même les émotions, se développent autant dans la virtualité que dans le réel. Grâce à leur imagination, les artistes présentés dans l’exposition en font quelque chose de moins effrayant. Cet art virtuel humanise la technologie. Si le virtuel est le cyberespace où on crée des simulations, des hybridations, l’art virtuel est une création artistique.
Qu’entendez-vous exactement par cyberespace ?
F. P. : Il y a le cyberespace donné sur le web à l’intérieur duquel l’artiste crée son propre espace virtuel. Mais je fais remonter le cyberespace à l’histoire de la conquête du cosmos. C’est à cette époque que les ingénieurs de la NASA ont développé des simulateurs, l’espace a été créé virtuellement avant d’être exploré par les hommes.
On a souvent parlé, à propos de l’art technologique, de modernité, de révolution, d’avant-garde, que faut-il en penser à notre époque qui s’inscrit plutôt dans la post-modernité ?
F. P. : C’est un problème difficile. Pour moi, les références historiques sont absolument nécessaires, il y a bien une innovation basée sur des recherches précédentes. Mais le présupposé de la technologie porteuse de progrès est totalement abandonné. Ce n’est pas l’Internet qui apporte le progrès, c’est ce qu’on en fait. Concernant le post-modernisme, il faudrait demander à Charles Jenks qui a inventé ce terme pour l’architecture. Je pense qu’on est plutôt dans le post-postmodernisme. On n’est plus dans une ère moderniste simplificatrice. On est dans une ère complexe où l’individu tente de se retrouver à partir des grands problèmes qui se posent à l’humanité.
Pourquoi n’y a-t-il pas dans cette exposition, à quelques exceptions près, d’artistes reconnus du milieu des arts plastiques ?
F. P. : Il y a des cloisonnement entre les disciplines et puis il y a toujours eu ceux qui étaient totalement engagés dans la technique et les autres qui l’utilisaient temporairement, comme Agam et Dali, par exemple, qui ont utilisé l’holographie à un moment. C’est vrai que je prends plus au sérieux les premiers car je veux démontrer l’importance de la technique et je cherche le vrai but, ce qu’il y a derrière la finalité esthétique. C’est une voie prospective, de recherche.
Propose recueillis par Anne-Marie Morice
Le souffle du visiteur ou de l’intéractivité sur le réseau
Entretien avec Edmond Couchot**
Peut-on encore parler de l’art électronique ?
Edmond Couchot : Il y a eu un art technologique depuis fort longtemps, cette inspiration technoscientifique existe même depuis le début du siècle. Mais il serait juste d’appeler art numérique celui qui, techniquement, utilise les ordinateurs et/ou les modes de liaison autour des ordinateurs, les réseaux, et les produits dérivés de type cédérom.
Mais peut-on parler d’un art numérique, en dehors de cet aspect purement technique ?
E. C. : Je pense que oui. Il y a une spécificité, une esthétique propre qui s’enracine dans ce qui est plus qu’un outil. Mais bien entendu la valeur artistique ne repose pas sur la sophistication des technologies employées. Les matériaux technologiques entrent beaucoup plus en ligne de compte dans la création que les matériaux classiques qui eux étaient vierges de tout travail et de toute information.
Vous présentez avec Michel Bret une pièce qui s’actionne avec le souffle du visiteur, est-ce une référence à la Genèse ?
E. C. : Je ne voyais pas si loin ! C’est en fait une oeuvre en évolution, commencée en 1982 et qui se perfectionne sans arrêt. Je voulais mettre en jeu quelque chose de profond, qui vient du corps. Je suis intéressé par l’interactivité depuis les années 60, lorsque je participais au courant cinétique. Il y avait déjà un pressentiment, des envies de secouer le public, de lui donner une sorte de responsabilité, au sens étymologique: une capacité de réponse. Cette idée de participation se retrouvait aussi dans les happenings, l’art conceptuel, et même au niveau sociétal avec la politique de participation de Chaban-Delmas ! Avec l’interactivité, on n’est plus exactement spectateur. On regarde toujours un petit spectacle mais quand on souffle sur la plume on est dans la situation d’un enfant qui souffle par jeu, par découverte. On crée alors une image et on peut la faire varier. Tout cela fait partie d’un ensemble de phénomènes qui nous amènent au réseau.
Propos recueillis par Anne-Marie Morice
* Né à Prague en 1918, esthéticien, commissaire d’exposition et auteur de l’Art cinétique (Gauthier Villars, 1970) et l’Art à l’ère électronique (Hazan, 1993), Frank Popper a accompagné les pratiques artistiques associées aux technologies depuis l’art cinétique jusqu’à l’Internet. Il publie chez Klincksieck un livre d’entretien avec sa femme: Réflexions sur l’exil, l’art et l’Europe, collection Esthétique.
** Plasticien, informaticien et directeur du département Arts et technologies de l’image, à l’université Paris-8 Saint-Denis, Edmond Couchot est un théoricien de l’image de synthèse et de la simulation avec Images. De l’optique au numérique (Hermès, 1988). Son dernier ouvrage la Technologie dans l’art vient de paraître aux éditions Jacqueline Chambon (collection Rayon photo).
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