Evasion

Méroé, d’Olivier Rolin, aurait pu, aurait dû obtenir l’un des prix littéraires. N’empêche, c’est l’un des meilleurs romans de cette fin d’année.

A l’hôtel des Solitaires, le seul hôtel passable de Khartoum, un Français attend l’arrivée de la police. Ancien coopérant venu apprendre des rudiments de notre langue à de jeunes Soudanais pas  » assez chanceux, ou pistonnés, pour obtenir une bourse à Londres « , ou projeter les  » très rares films qui (puissent) satisfaire aux canons esthétiques et moraux de la censure islamique « , il s’enfonce dans ses pensées, parle à un interlocuteur muet, pioche des connaissances dans l’unique ouvrage contenu dans ses bagages et qui maintient un lien ténu avec le lieu de son enfance, l’estuaire de la Loire, et ses origines, des parents instituteurs – l’Encyclopédie Larousse du XXe siècle en six volumes, édition de 1933.

A quelques kilomètres de la capitale d’un pays où, durant trente siècles, se sont succédé  » des royaumes vaguement pharaoniques, des principautés chrétiennes, des sultanats musulmans « , la colonisation anglaise, pour aboutir à la  » dictature militaro-islamique  » actuelle, se trouve l’antique cité de Méroé, la  » ville fabuleuse dont parlent Hérodote et Strabon, Pline et Sénèque  » (ces trois derniers certainement sans y être allés, à l’exemple d’Hérodote,  » esprit curieux et grand voyageur « ). Etrange cité que cette ville aujourd’hui enfouie sous les sables où, mille ans après l’Egypte pharaonique, des rois firent ériger des pyramides, adorèrent les dieux égyptiens et firent graver la pierre dans une langue qu’ils ne comprenaient plus; puis devenue chrétienne, autre Byzance isolée et fonctionnant à vide, où régna un roi qui s’autoproclama Roi des rois et, recyclant les temples païens, se fit construire avec des blocs où saille, comme si toujours vivant, le bestiaire méroïtique grimaçant, la dernière église du Soudan, celle qu’un vieil archéologue d’ex-RDA nomme  » la cathédrale Saint-Georges-sous l’ordure « , à cause du sable et des détritus humains desquels il a fallu l’extraire.

Dans ce(s) lieu(x), le narrateur rêve de la femme disparue, partie avec un psychiatre. Il se remémore la tentative de la faire revivre sous les traits d’une autre lors d’un séjour à Paris voulu pour refaire ce qui avait été défait (ce qu’il avait défait ?). Il repense à l’archéologue allemand, à sa fille tragiquement disparue et à l’assistante, dont la mort tout aussi mystérieuse lui vaudra peut-être tout à l’heure la venue de la police soudanaise. Et soutient son travail de mémoire par l’évocation d’un colonel britannique du siècle dernier qui, assiégé dans Khartoum par les troupes musulmanes, capitula deux jours avant l’arrivée des renforts et à qui, selon l’histoire officielle, on coupa la tête que l’on mit dans un baluchon pour pouvoir ensuite la montrer; et plus encore par la lecture de tel ou tel épisode de la chronique tenue par ce colonel pour qui l’écriture était devenue l’unique moyen d’évasion dans un enfermement dont il savait l’issue.

Exigeant, Olivier Rolin s’oppose à l’autofiction, au minimalisme, au roman social ou philosophique, à l’exotisme, au mépris de l’écriture, attributs qui hantent aujourd’hui l’immeuble romanesque, et s’intéresse, en revanche, à l’inadéquation, l’incapacité de l’individu à trouver une (sa?) place. Dans cette voix entr(ouverte), ce qui le fascine et qu’il décrit dans une brillante recherche d’écriture, c’est l’ »éternelle mélancolie du trop tard », l’ »écart: ça pourrait presque marcher, et puis non, ça foire », la « magnifique », l’ »énigmatique puissance de l’échec ». D’où une lucide réflexion sur la pratique sérieuse de l’écriture qui truffe son récit. Pourquoi l’écrivain n’irait-il pas jusqu’à faire poser son modèle, comme le fait le peintre ? Et sur la place que notre société assigne à l’écrivain et à la littérature dans notre paysage humain contemporain. « La littérature, il me semble, est tournée vers ce qui a disparu, fait-il dire au vieil archéologue, ou bien ce qui aurait pu advenir et n’est pas advenu, voilà pourquoi les temps modernes, si épris d’un avenir sans mémoire, lui sont hostiles. Voilà aussi pourquoi on dit désormais qu’elle ne sert à rien « . Ce nouveau roman d’Olivier Rolin, lui, dit, prouve et éprouve que la littérature sert à quelque chose; ce en quoi, nous aussi, nous croyons.

Olivier Rolin, Méroé, Seuil, 238 p., 110 F

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