Dans l’entretien accordé à Serge Daney en décembre 88 pour Libération (repris dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard tome 2, éd. » Cahiers du cinéma « ), alors qu’il commençait à travailler à Histoire(s) du cinéma, Godard disait » qu’une certaine manière de raconter des histoires était » de » l’histoire « . Il précisait: « Quand Cocteau dit: si Rimbaud avait vécu, il serait mort la même année que le maréchal Pétain. Alors tu vois le portrait de Rimbaud jeune, tu vois le portrait de Pétain en 1948, tu mets les deux, et là tu as une histoire, tu as « de » l’histoire. Ça, c’est le cinéma.
Telle est bien sa démarche, dans cette entreprise de re-montage de l’histoire du cinéma, de celle de notre siècle et de la sienne propre, puisant pour cela dans les réserves des musées de peinture comme dans l’immense réservoir des films de ces cent ans passés, qu’il a eu l’orgueilleuse insolence de sous-titrer « Introduction à une histoire du cinéma la seule la vraie ». Orgueil qu’éclaire le chapitre 2 a (« Seul le cinéma »): » Histoires du cinéma et de la télévision ça ne pouvait venir que de quelqu’un de la nouvelle vague / la nouvelle vague peut-être la seule génération qui s’est trouvée au milieu à la fois du siècle et peut-être du cinéma… » La seule, la vraie: on ne pouvait l’écrire avant d’avoir compris ce qui aurait pu se passer avec le cinéma (les images à côté de ce texte disent sur fond d’autoportrait: « Faire une description précise de ce qui n’a jamais eu lieu est le travail de l’historien »); mais aussi: il fallait la montrer avant que les images disparaissent. « Toutes ces histoires/qui sont maintenant à moi/comment les dire/les montrer peut-être » écrira-t-il au chapitre suivant.
On avait vu ici ou là, à la Cinémathèque ou dans un festival, un chapitre ou un autre de ce travail qui dura des années. Juste de quoi nourrir la faim qu’on pouvait avoir d’aller au bout de cette aventure en huit chapitres dont on attend l’intégrale pour l’année qui vient à la télévision. En attendant, justement, on se disait que l’édition en quatre volumes que livre sous le même titre Gallimard / Gaumont, avec le texte du commentaire en regard des photogrammes, permettrait de patienter. Un pis aller, quoi, avant l’enregistrement des émissions à venir. On sait maintenant que le cadeau est double. Il y aura les émissions certes, mais aussi, déjà ce livre, qui est tout autre chose que ce qu’on avait pu voir en projection. Un objet inclassable, et cela tient peut-être au fait qu’on peut voir les films d’un autre oeil que celui du cinéaste. Qu’on peut, en un mot, y rechercher sa propre histoire, comme Godard, la réserve même, a livré ici la sienne, dans cette autobiographie impudique qui ne craint même pas le pathos, dans ce chant pour l’Italie en langue originale du chapitre 3a ou dans l’invocation aux amis disparus qui le clôt.
Et donc les portraits de Pétain et Rimbaud: c’est toujours ainsi, par ces effets de montage qu’avance le livre: de la page 58 à la page 81 du tome trois, on passera, en une seule séquence (car c’est bien ainsi qu’il faut parler, même à propos du livre) en 38 images et 107 lignes de texte d’Emile Zola braquant son appareil photo à Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini, soit trois quarts de siècle qui vont du temps où l’écrivain, dit Godard, « terminait Nana par ces mots: à Berlin, à Berlin » à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En 23 pages, deux guerres et les camps de concentration, des films et des hommes, des artistes français invités à Berlin alors qu’une jeune déportée, Irène, part pour Auschwitz, un sourire pour « la plus jeune des Dames du bois de Boulogne appuyant dans un murmure le maquis des Glières », un battement de coeur pour Alain Cuny, l’enchaîné des Visiteurs du soir. L’histoire de notre temps et, pour finir, ces mots :
« Tout ça pour dire / qu’est-ce qui fait / qu’en quarante / quarante cinq / il n’y a pas eu de cinéma de résistance / non qu’il n’y a pas eu de films de résistance / à droite, à gauche / ici et là / mais le seul film / au sens du cinéma/qui a résisté à l’occupation du cinéma / par l’Amérique / à une certaine manière uniforme / de faire le cinéma / ce fut un film italien / ce n’est pas par hasard / l’Italie a été le pays / qui s’est le moins battu / qui a beaucoup souffert / mais qui a trahi deux fois / et qui a donc souffert / de ne plus avoir d’identité / et s’il l’a retrouvée / avec Rome ville ouverte / c’est que le film était fait / par des gens sans uniforme / c’est la seule fois…. avec Rome ville ouverte / l’Italie a simplement / reconquis le droit / pour une nation / de se regarder en face / et alors est venue / l’étonnante moisson du grand cinéma italien.
La citation est longue. Il le fallait pour commencer à donner une idée de ce qui se passe dans ce livre. Avec ce livre qu’on feuillettera, qu’on lira peut-être par séquences, reprenant plus loin lecture et arrêt sur image, auquel on reviendra pour le lire d’un trait, peut-être avant d’en reprendre une lecture éclatée.
On le lira comme un livre de poète où l’on passe de Virgile, en latin dans le texte, à Manet, ou un livre de peintre qui joue avec les ciels d’un film et les clairs-obscurs de Rembrandt.
On y rencontrera, mais cela ne saurait étonner que ceux qui n’ont pas su voir les films de Godard, un moraliste qui dit pendant que s’enchaînent les images bonheur contre malheur que » si George Stevens n’avait utilisé le premier le premier film en couleurs à Auschwitz et Ravensbrück jamais sans doute le bonheur d’Elizabeth Taylor n’aurait trouvé une place au soleil « . Ce n’est pas une métaphore: en témoignent ici, en regard du texte, le photogramme d’Elizabeth Taylor dans le film de Stevens Une place au soleil (1951), comme ceux qui l’ont précédé, des « actualités » que Stevens en 1945 filma avec une caméra du service des armées.
On voudra lire plus à fond ce livre d’un théoricien qui mieux que personne sait faire parler son siècle. Et, pour finir, on aimera cet homme qui, en 25 pages du chapitre 4 a (tome 4) suivant le cinéma de sa naissance à sa mort, ne craint pas d’écrire pour finir : » il est encore là / quand nous sommes vieux / que nous regardons fixement / du côté de la nuit / qui vient / et il est là / quand nous sommes morts « , cet homme blessé qui sait pourtant qu’il a traversé en rêve le paradis et qu’il lui en reste une fleur dans la main.
Et un mot pour finir: on ne découvrira pas en une seule lecture et même en plusieurs l’immense culture des arrière-plans de ce livre. Aussi aura-t-on sans doute envie – et c’est absolument nécessaire – d’avoir à portée de la main l’autre ouvrage dont il fut question au début de cet article, le tome deux qui vient de paraître, du Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, immense travail d’Alain Bergala qui reprend interventions, notes de travail, projets de scénarios, aboutis ou non, correspondance autour des films de 1984 à 1998, soit une période qui correspond en gros à la gestation et à la réalisation de Histoire(s) du cinéma, dont il est évidemment pas mal question. Rarement – et peut-être jamais – dans l’histoire de l’art, on aura pu suivre d’aussi près, de l’intérieur, un processus de création. Soit tout à la fois, pour en venir à un auteur que Godard, et l’on comprend pourquoi, aime citer, l’Histoire de Michelet et son journal de travail.
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