Poésie

Henri Deluy sert la poésie. Directeur de la revue Action poétique et de la Biennale internationale des poètes en Val-de-Marne, il est aussi traducteur. Et poète.

Il en est de la poésie comme aujourd’hui du roman: périodiquement, des voix la tiennent en suspicion, en annoncent la ruine et la disparition. Platon considérait déjà les poètes comme des menteurs et renvoyait la fiction poétique au rang de l’opinion incertaine. Nietzsche trouvait que les  » poètes mentent trop « . Adorno prédisait qu’après Auschwitz, il n’y aurait plus de poésie possible. Même si ce n’est pas leur but premier, ces proclamations relancent la poésie, l’empêchent de ronronner. Comme le dit la  » quatrième  » du récent recueil d’Henri Deluy, Da Capo – poèmes,  » La poésie persiste, défiant le cours du temps et lui opposant – dans la transparence fugace et tangible du vers – sa loi, son trouble, son mystère. Toujours recommençant « . Dans ces conditions, les authentiques poètes et leurs exégètes se font militants. Sans oublier ces éditeurs que, par exemple, l’on vit comme chaque année à la mi-juin au  » Marché de la poésie « , place Saint-Sulpice à Paris. Les uns comme les autres pour l’illustrer et la défendre (1). S’il est ici un poète militant pour la poésie, c’est bien Henri Deluy. On le sait présidant depuis les années cinquante aux destinées de la revue Action poétique, ou dirigeant depuis 1990 la  » Biennale internationale des poètes en Val-de-Marne « . Au vu des anthologies (2) parues à l’issue de cette dernière manifestation, on constate qu’en moins de dix ans il aura fait venir près de chez nous et à Marseille les grands noms de la poésie française et internationale, et permis que nous y rencontrions la poésie vivante dans sa multiplicité. Multiple donc riche, mouvementée, comme celle d’Henri Deluy, qui joue avec le temps historique, une géographie personnelle avant d’être planétaire, les lieux simples et qui donc nous sont communs, des personnages politiques haïs ou des poètes aimés.

Embrassé par des lettres d’amour, paysage chronologique au gré d’un  » moi  » voyageur

A la manière de rimes embrassées, le recueil s’ouvre par huit courtes lettres d’Héloïse à Abélard et se ferme par une dernière lettre, toutes d’amour et de désir. Vingt années fictives séparent les premières de la dernière. Entre les deux, s’organise un paysage chronologique marqué d’abord par quelques dates repères dans la vie du poète avant le télescopage des années quatre-vingt-dix, qui manifestent l’ancrage du poète dans le présent. En exergue à la partie contemporaine, qui débute en 1931 – année de naissance du poète – Henri Deluy reprend la phrase de Lacan,  » il n’est personne qui ne soit personnellement concerné par la vérité « , réservant d’abord au poète le rôle que Platon réservait au philosophe dans son mythe de la réminiscence: se souvenir, c’est savoir. Il fait ensuite remonter à la conscience les scènes, les lieux de son propre passé enfoui. Surgissent une géographie toute proche avec des lieux (marseillais) de l’enfance, un paysage à la flore identifiable, des couleurs qui peu à peu tournent à l’abstrait pour évoquer des erreurs, des chimères, des mécomptes; manière de suggérer le parcours d’un homme, de l’enfance – que son environnement simple charme et étonne – aux illusions brisées de l’homme mûr. Staline incarne, avec son culte mensonger, ces illusions perdues, la vérité découverte:  » … l’homme que nous aimions/Le plus, au monde….  » était bleu et,  » Quand le ciel était gris/Staline était bleu « . Pour Pinochet, pas d’illusions perdues, le sinistre dictateur à la  » face/De rat  » n’aura cessé d’être le destinataire d’un chapelet d’ » injures « . Mais une poésie qui ne serait que haine resterait l’expression d’une révolte, une variante de prêche. La poésie doit être aussi amour, et Henri Deluy ne nous en prive pas et fait succéder – on pense irrésistiblement à la construction des Fleurs du mal, où Baudelaire explorait ses expériences pour répondre à son  » spleen  » – les thèmes poétiques visités par le poète au cours des ans: les voyages, l’érotisme… la cuisine.

Entre création et traduction, un art poétique en toute liberté

On ne peut écrire de poésie forte, non plus qu’en être un des principaux médiateurs, sans art poétique. La bibliographie d’Henri Deluy témoigne de la double dimension, création-traduction, l’une se nourrissant de l’autre. Son art poétique sourd ça et là au gré de ses publications, de sa pratique. A ma connaissance, ce serait à nous de regrouper ses phrases réflexives, en gardant en mémoire que tout art poétique ne peut qu’épingler une fugacité. Le lecteur de Da Capo, curieux de théorie, rassemblera ici quelques principes épars qu’il ajoutera à d’autres glanés ailleurs:  » Le poème tentait/De ressembler/A de la prose « . Jusqu’où la poésie est-elle possible ? A l’évocation d’enfants du tiers monde, Henri Deluy témoigne d’une certaine impuissance du poète:  » Avec ça, tu peux toujours essayer/De trouver la forme d’un poème/Qui te révèle ce qu’est la poésie.  » Quant aux poèmes traduits, Henri Deluy leur réserve la même place qu’aux siens propres: l’enfant d’un autre est devenu, par le biais de la traduction, un de ses enfants; ce faisant, le poète opère une sorte de substitution, où il est momentanément Ossip Mandelstam ou Auzias March. Deux pages et demie de bibliographie n’en font pas mystère, qui mêlent sans distinction aucune les oeuvres de pure création et les oeuvres traduites: à l’Amour charnel (3) peuvent succéder les Poèmes de Fernando Pessoa (4) ou d’Autres poèmes d’Anna Akhmatova (5). Dans le long débat sur la traduction de la poésie, Henri Deluy intervient ainsi clairement en faveur du poète traducteur (6). Au poète d’être poète, et au traducteur de l’être aussi ! Cette position peut paraître extrême, elle détruit en fait une hiérarchisation tenace où la traduction est souvent considérée (et pratiquée) comme une laborieuse mécanique (démontage et remontage linguistique) succédant à une prestigieuse création. Pour Henri Deluy, traduire c’est d’abord  » accepter de devenir,/Au moins un peu, et en plus,/Etranger dans sa propre langue « , et donc faire un voyage  » sans perdre de vue/La petite valise originelle « , pour ensuite être… un voleur:  » Le traducteur vole du raisin à José/Lézama Lima; il vole des huîtres/A Virgilio Pinero; de la farine/A Nicolas Guillen; des blettes à/José Kozer « . Prononçant une conférence sur l’Avenir de la poésie (7), Henri Michaux disait:  » Le poète montre son humanité par des façons à lui, qui sont souvent de l’inhumanité (celle-ci apparente et momentanée). Même antisocial, ou asocial, il peut être social.  » Mensonge ? Vol ? La poésie est bien une vérité. n F. M.

Henri Deluy, Da Capo – poèmes Flammarion, 250 p., 120 F

1. A titre d’exemples, on peut évoquer ici la parution récente d’ouvrages de réflexions sur la poésie: Jean-Michel Maulpoix, la Poésie comme l’amour – Essai sur la relation lyrique, Mercure de France, 166 p., 89 F; Martine Broda, l’Amour du nom – Essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, José Corti, 262 p., 110 F; John E. Jackson, la Poésie et son autre – Essai sur la modernité, José Corti, 181 p., 120 F; et Jérôme Thélot, la Poésie précaire, PUF, 150 p., 98 F.

2. Citons les deux dernières: Une anthologie de circonstance, Fourbis, 1994; et Une anthologie immédiate, Fourbis, 1997.

3. Flammarion, 1994

4. Fourbis, 1997

5. Stock, 1998

6. En schématisant, peut-on traduire de la poésie sans une pratique personnelle de la poésie ? Mais cet acte a ses dangers: le poète Paul Celan par exemple, traducteur en allemand de nombreux poètes français, anglais, russes, et occasionnellement italiens, hébreux et portugais (Pessoa !) se vit parfois accusé d’offrir au lecteur du  » Celan  » !

7. Henri Michaux, ?uvres complètes, vol. I, Gallimard, la Pléiade, 1430 p., 440 F.

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