Image fixe

Le Mois de la Photo fête ses dix ans avec la volonté d’une plus grande exigence face à la banalisation de l’image fixe. Balade dans les richesses de la prestigieuse manifestation parisienne.

Dix éditions, des photos par milliers, le palmarès du Mois de la Photo à Paris méritera probablement un jour un livre relatant sa naissance, son développement et sa maturité. Pour l’heure, il s’agit avant tout de faire preuve d’ » ambition, d’exigence et d’audace « , selon les termes d’Henry Chapier, non seulement pour éviter l’aspiration des dérives médiatiques, mais aussi pour répondre à « cet irrépressible besoin de réflexion qui s’empare de nos contemporains à la veille de l’an 2000 « . En un mot, et toujours selon Henry Chapier, la dernière édition du millénaire se devait de  » séparer le bon grain de l’ivraie « . Quelque quatre-vingt expositions auront obtenu le label d’un Mois dont les invités d’honneur seront cette année Jim Dine (1), à qui la photogravure et le tirage numérique permettent de renouveler sa thématique, et Johan van der Keuken, artiste hollandais aux talents multiples qui disposera de pas moins de cinq lieux dont un extra-muros – la nouvelle école du Fresnoy à Tourcoing – pour neuf expositions rassemblées sous le titre générique  » le corps et la ville  » (2). Trois thèmes majeurs se partagent le Mois, l’Intimité, l’Enfermement et l’Evénement, sections confiées respectivement à Denis Roche, Bernard Lamarche-Vadel et Roger Thérond (Paris Match). Des cartes blanches également: au Festival de l’Image de Perpignan, premier festival de photo reportage en France (avec le travail d’Andrew Lichtenstein sur les prisons américaines) à l’Espace photographique de Paris, et à la Primavera fotogràfica de Barcelone, qui montrera les photogrammes d’Antoni Clavé au Centre d’études catalanes (3). Un anniversaire: les vingt ans de la galerie Viviane Esders à la mairie du XIIIe; enfin deux mentions spéciales: l’une pour le projet qu’Anders Pedersen a réalisé sur un secteur de soins psychiatriques à Stockholm, au Centre culturel suédois, l’autre pour le travail accompli par Klavdij Sluban avec de jeunes détenus de Fleury-Mérogis. C’est à la Maison européenne de la photographie, c’est exemplaire, et il faut faire vite, l’exposition se terminant le 8 novembre. Si l’on ne veut pas s’arrêter outre mesure à un type de sectionnement, pratique certes, et ayant bien sûr son sens, mais un tantinet répandu de nos jours, l’on peut alors partir l’esprit libre vers de véritables trésors. A commencer, qui sait, par Yuri Eremine (1881-1948), qui ouvrit son propre studio de photographie à Moscou dès 1918, voyagea en Russie centrale, et commença à y répertorier la culture russe. Au-delà de l’intérêt, qui est grand, de ses sujets, c’est son style personnel, intimiste – où l’émotion est à la fois floue et palpable – qui étonne. Qu’il ait pu s’y tenir jusqu’au bout (en 1934, il croule sous les critiques pour avoir publiquement pris la défense de Rodchenko et en paiera le prix) tient du miracle. L’exposition se tient au Carré Noir (4).

Du paysage intérieur romantique au Cirque de Tuefferd

Autres grands moments de ce Mois, les photographies prises par Victor Hugo lors de son exil à Jersey, au Musée d’Orsay, et celles d’Edmond Bacot, faites à Guernesey cette fois en 1862, de la fameuse maison dominant St-Pierre Port (on sait qu’il travailla avec un ébéniste lui-même doté d’une bonne dose de génie – se souvenir de ce jardin d’hiver muni en trois de ses coins de coussins en paliers pour y laisser tomber les feuilles manuscrites), véritable  » Préface de Cromwell  » de l’aménagement intérieur romantique (5). Ensuite, on pourra aller vers deux hommages, ceux rendus à François Tuefferd (1912-1996) au Musée national des arts et traditions populaires:  » Lorsque, du haut de la coupole de Médrano, il figea les corps couchés des chevaux pommelés de la cavalerie Strassburger suspendu au mouvement de la chambrière et doublant le cercle de la piste, il inventa un point de vue génial « , d’une part, et à Pierre Boulat (1924-1998) au Centre historique des Archives nationales d’autre part, un homme qui ne courut jamais ni les prix, ni les honneurs, et pratiqua son métier de journaliste photographe avec passion. Ce sont les contemporains des Américains Weegee, David Seymour et W. Eugène Smith, montrés à la MEP, à la Maison Robert-Doisneau et à la Mission du patrimoine photographique.

Moments de bonheur, instantanés de l’imaginaire

Publiées dans On reading en 1971 (6), livre aujourd’hui pratiquement introuvable, les photographies sur le thème de la lecture d’André Kertész à la FNAC Forum nous offrent un autre moment de bonheur. Celui qui disait:  » Ce que je sens, je fais « , auteur de ces célèbres images  » chez Mondrian  » et  » la tulipe mélancolique « , se livre ici à un somptueux exercice introspectif, dont – devenu un maître pour nombre de ses confrères, dont Cartier-Bresson – il emporta le secret avec lui un 28 septembre 1985 à New York. Bien loin des reproches avant-gardistes d’un Man Ray ou d’un Moholy-Nagy, présents en filigrane chez ce Hongrois qui restera toujours un peu plus classique, même à l’opposé, mais aussi plus ancien, le pictorialisme de Gustave Marissiaux (1872-1929) au Centre Wallonie-Bruxelles mérite le détour: paysages crépusculaires, jardins  » édéniques  » de l’Italie du Nord, jeunes filles rêveuses. Une vision  » hors du temps « , comme semblera celle du Liban intime à l’Institut du monde arabe. Dans le même registre, recommandons  » Du coin de l’oeil, la Suisse de 1898 à 1998  » au Centre culturel suisse,  » Le vieux Moscou en photos  » au musée Carnavalet, et, oui c’est déjà du passé, les regards de Jean-Christophe Ballot, Luc Boegly et Candida Höfer sur le déménagement de la Bibliothèque nationale de France, à la Galerie Colbert (7). Comme on parle de  » chanson française  » (en pensant par exemple à l’Echarpe de soie de Maurice Fanon), on ira prendre l’humeur de Jean-Philippe Charbonnier,  » Eglantine a grandi « , à la galerie Agathe Gaillard, et celles de Bernard Plossu, « Françoise », et « Lella », d’Edouard Boubat, à la MEP, avant de les retrouver dans  » De l’amour, un hommage discret à Stendhal à travers les collections de Paris Audiovisuel  » à la Mairie du XVIe, plus Izis, Nori, etc., dans un choix d’Anne Béranger. Bien sûr, ensuite, on promet de mieux connaître Van der Keuken, qu’on nous annonce comme incontournable mais dont les apports spécifiques ne sont pas aussi évidents, et on terminera cette balade parisienne avec « Le froissement du satin et les silences d’Yves Saint-Laurent », à la Galerie éof (8). Rien à dire, seulement regarder le processus de création qui mène de la main qui dessine aux  » ballets des épingles et des fers à repasser  » dans les ateliers de  » tailleurs  » ou de  » flou « , vu par Carlos Muñoz-Yagüe, un photographe de trente-huit ans dont les premières passions furent la science et l’espace, et le premier choc, le 2001 de Stanley Kubrick. Superbe.  » La photographie, s’interroge Jean-Luc Monterosso, le directeur artistique de ce Mois, n’est-elle pas en train de disparaître, de se dissoudre dans un grand bain médiatique ? De l’incarcération photographique à la course à l’événementiel, y a-t-il place encore pour les simples moments de bonheur et les instantanés de l’imaginaire ? « . Au vu de cet ensemble, la réponse est clairement oui.

A noter à la Maison européenne de la photographie (18 h): le 12 novembre, un débat sur le renouvellement de la recherche en photographie organisé par la revue Etudes photographiques et, le 13, Patrick Roegiers s’entretiendra avec Viviane Esders; enfin, une programmation spéciale de films sur la photo, au cinéma l’Arlequin, 76, rue de Rennes, 75006 Paris.

1. Maison européenne de la Photographie, 5/7, rue de Fourcy, 75004 Paris. Jusqu’au 14 février. Tél. pour tous renseignements sur le Mois: 01 44 78 75 07.

2. Galerie nationale du Jeu de Paume, Maison de l’Amérique latine, Institut néerlandais, MEP, école du Fresnoy (Tourcoing).

3. 9, rue Ste-Croix-de-la-Bretonnerie, 75004 Paris.

4. 2, impasse Lebouis, 75014 Paris, jusqu’au 15 janvier.

5. 6, place des Vosges, 75004 Paris.

6. Grossman publishers, New York/Lectures, Le Chêne.

7. 2, rue Vivienne et 6, rue des Petits-Champs, 75002 Paris.

8. 15, rue Saint-Fiacre, 75002 Paris.

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