Avocat né à Marseille en 1845, Emile Cartailhac fut assez attiré par la préhistoire pour quitter le barreau et se consacrer exclusivement à sa passion. Il dirigeait la galerie préhistorique du Musée d’histoire naturelle de Toulouse lorsque, en 1879, la fille du marquis espagnol Marcelino Saìnz de Sautuolo découvrit sur – ou plutôt sous – ses terres le plafond orné de bisons de la grotte d’Altamira, première apparition dans l’histoire contemporaine de ces peintures rupestres remontant à une vingtaine de milliers d’années qui allaient bouleverser bien des idées reçues sur l’art et les hommes. Cartailhac, comme bien de ses contemporains formés à l’école positiviste et croyant au progrès sans heurt d’une humanité marchant d’un pas assuré vers un avenir radieux, eut plus que du mal, d’abord, à croire à leur authenticité. Pour son collègue et voisin Edouard Harlé, ingénieur des chemins de fer à Bordeaux qui avait visité la grotte en 1881, des » procédés bien trop savants » pour n’être pas modernes avaient été mis en oeuvre pour cette décoration. Un ami, touchant une fibre sensible chez ce républicain fin de siècle, lui avait écrit: « Prenez garde, on veut jouer un tour aux préhistoriens français ! Méfiez-vous des cléricaux espagnols ». La curiosité chez lui fut pourtant plus forte que les préjugés. Déjà impressionné par les relevés des peintures d’Altamira qu’avait publiés le marquis de Sautuolo, il allait accepter l’invitation à visiter deux grottes nouvellement découvertes en Gironde et en Dordogne par deux préhistoriens bordelais. Et il publia en 1902 un texte resté célèbre sous le titre » Mea Culpa d’un sceptique « , texte repris, avec bien d’autres écrits fondateurs, dans un précieux petit livre, l’Invention de la préhistoire (Presses-Pocket 1992). » Après avoir vu à deux jours de distance Pair-Non-Pair et La Mouthe, je ne doutais pas, écrivait-il, de l’antiquité préhistorique des gravures, de leur synchronisme. En vain on fait appel à toute l’imagination, en vain à toute l’ethnographie. Les renseignements ont beau venir de loin, même du Transvaal, d’Australie, du Nord-Amérique, rien ne peut permettre de soupçonner pourquoi ces surfaces étaient ornées ainsi, quelles scènes exigeaient ce décor prolongé dans les entrailles de la Terre. Bien mieux, on reste sans comprendre comment l’oeuvre a pu être accomplie dans ces antres obscurs, à la lumière vacillante de ces lampes fumeuses dont les primitifs usent encore, et que l’on retrouvait, il y a vingt ans à peine, chez nos paysans les plus attardés. » Révélation, mais plus que cela. Cet homme d’un siècle qui croyait avoir tout inventé se pose la question qui peut-être explique l’incrédulité des débuts: pourquoi cette extraordinaire floraison en des siècles réputés voués à la seule survie à tout prix ? Aussi ne s’étonnera-t-on pas qu’aujourd’hui Jean Clottes, Conservateur général du patrimoine, termine par un hommage à ce prédécesseur l’introduction au livre qu’il vient de publier aux éditions » La Maison des roches « , sous le titre Voyage en préhistoire, et qui rassemble quelques-uns des articles qu’il publia du début des années quatre-vingt à ces derniers mois. Livre stimulant. On peut le lire, bien sûr, pour ce qu’il est: une patiente réflexion sur un métier dans lequel l’auteur est tombé un peu par hasard et qu’il n’a eu de cesse de toujours mieux pratiquer, frottant sans cesse ses connaissances à celles des chercheurs venus avant lui, les vérifiant aux pieds des parois où de bien plus lointains ancêtres ont laissé ces traces dont il ne cesse de s’étonner qu’elles soient parvenues jusqu’à nous, de cette nuit des temps et des grottes.
On peut aussi le lire comme un policier où des détectives, penchés sur les traces d’enfants qui, il y a vingt mille ans de cela, ont, frileusement serrés contre la muraille de roche, marché à trois sur l’argile molle d’un souterrain, découvrent après analyse leur âge et leur poids. Et surtout se demandent ce qu’ils venaient faire dans ce boyau obscur: Cérémonie ? Apprentissage ? Besoin d’aventure ? Le » pourquoi » de la fin du siècle dernier devant les premières stupéfiantes découvertes reste en suspens. Des générations de préhistoriens se sont succédé, lampe à la main, devant ces animaux tremblants de vie. L’abbé Breuil, pionnier, y a vu des pratiques de sorcellerie: les hommes d’alors peignaient des juments gravides pour s’assurer la fécondité du gibier. André Leroi-Gourhan, après lui, mettant en fiches tous les animaux et jusqu’au moindre signe répertorié, établissait un rapport entre gravures et peintures et leur disposition sur les parois pour tenter d’y déchiffrer un langage. Jean Clottes s’efforce d’ouvrir d’autres voies. C’est vers le chamanisme et ses transes qu’il cherche explication. Il a écrit là-dessus, avec l’anthropologue-préhistorien d’Afrique du Sud David Lewis Williams, un livre assez « secouant « , les Chamanes de la préhistoire (Seuil) par lequel ils ont voulu, dit-il à la fin de ce Voyage dans la préhistoire, « soulever un petit coin du voile qui cache encore les pratiques religieuses des gens du Paléolithique supérieur dans les cavernes profondes « . Façon de prendre sa place dans ce dialogue avec les hommes de la préhistoire, entamé voilà un siècle et dont il est assez dit dans ce livre qu’il est loin d’être achevé, si même il doit l’être un jour. On le voit, il y a bien d’autres raisons qu’archéologiques de lire ce livre d’un homme de passion raisonnée pour qui » les hypothèses interprétatives, dans la mesure où elles sont présentées comme telles et où les bases sur lesquelles elles se fondent sont clairement indiquées, sont non seulement légitimes mais souhaitables et même indispensables » (p. 377).
La préhistoire est aussi à nos portes. Une autre, qui n’a rien à voir avec les grottes ornées et qu’on a pu appeler » préhistoire des rapports sociaux « . Le mois dernier, la presse s’est extasiée devant la décision du nouveau directeur de Peugeot: régulariser la situation des délégués syndicaux CGT et CFDT, jusque là écartés de toute promotion dans l’usine. Libération du 15 septembre titrait: » Promotion, salaires, les militants ne seront plus pénalisés « . Il aura donc fallu que soit mis fin à cette répression au quotidien » à la française » pour qu’on la découvre. » On « , c’est vite dit. Ce n’est bien sûr pas toute la presse qui, pendant des années, avait fait l’autruche. Les journaux communistes, syndicaux, n’avaient eu de cesse de dénoncer cette situation. Révolution, l’hebdomadaire qui précéda Regards – certains peut-être s’en souviennent – avait, en 1980, publié dans son numéro zéro une enquête sur le suicide d’un ouvrier de Peugeot, à Montbéliard. Maoïste, ce garçon avait, comme on disait alors, voulu « s’établir » en usine. Et, naturellement, pour y combattre en son antre même le capitalisme. Ce qui n’était guère du goût de la direction et de la maîtrise qui multiplièrent les brimades. Peu soutenu – et cela, aussi, était dit dans cette enquête – par ses camarades de la CGT qui se demandaient d’où pouvait bien sortir ce « zozo » aux mains fines, il s’enfonça dans la déprime et son suicide, quand il fut mentionné, fut l’objet de quelques lignes dans la presse nationale. Les droits de l’Homme, c’était alors une affaire tout à fait exotique. Ici, tout allait bien, merci. Bien sûr, on ne va pas faire la fine bouche, quand cesse enfin cette injustice. Simplement rappeler qu’il faut sans cesse, là même où nous vivons, sous le quotidien, découvrir l’insolite. Brecht l’avait déjà dit.
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