Spécial Salon du Livre de Jeunesse

Le Salon du livre de jeunesse en Seine Saint-Denis organise un colloque  » Créer le tumulte – Les adolescents et la littérature: renouveler le désir « . Michèle Petit a présenté en préfiguration une étude menée auprès du public adolescent (1), dont nous publions de larges extraits accompagnés des réactions de plusieurs personnalités pour lesquelles le débat d’idées autour de la lecture s’inscrit dans une longue continuité.

Deux ou trois choses que je sais des jeunes, de la lecture littéraire et des bibliothèques…

L’importance de la lecture ne s’estime pas seulement à partir de chiffres, du nombre d’ouvrages lus ou empruntés dans une année ou du temps passé à lire – et là je me réfère à mes propres recherches. Nombre de jeunes ont vu leur vie changée par le fait de venir en bibliothèque et de lire sans être pour autant de grands lecteurs. A les écouter, on se rend compte que ce sont souvent quelques pages, des fragments glanés ici ou là, qui ont rendu le monde plus intelligible, ou autrement intelligible. Et c’est même parfois une seule phrase, emportée dans un cahier ou dans sa mémoire, ou même oubliée, qui les a incités à recomposer leurs façons de se représenter les choses, leurs façons de se penser. Une seule phrase qui a déplacé leur point de vue, cassé des stéréotypes auxquels ils avaient adhéré jusque-là. Tout un aspect qualitatif de la lecture passe à la trappe avec cette habitude d’apprécier cette activité uniquement à partir d’indicateurs chiffrés. On peut être un  » faible lecteur  » en termes statistiques, et avoir connu toute l’étendue de l’expérience de la lecture – j’entends par là avoir accédé aux différents registres de la lecture et avoir rencontré, en particulier, dans un texte écrit, des mots qui vous ont altéré, des mots qui vous ont travaillé, quelquefois bien longtemps après qu’on les a lus. Si nombre de jeunes consacrent plus de temps à d’autres activités qu’à la lecture de livres, il est un domaine où, pour eux, le livre l’emporte sur l’audiovisuel: là où il ouvre au rêve, là où il permet d’élaborer un monde à soi, là où il permet de se construire. Je me réfère ici aux travaux de François de Singly (2) comme à mes propres travaux. C’est une dimension sur laquelle beaucoup insistent, notamment en milieu populaire où l’on voudrait souvent les tirer du côté des seules lectures  » utiles « . Or, pour les garçons et les filles que l’on a rencontrés, qui sont issus de familles pour la plupart illettrées, mais très désireux de faire leur chemin, la lecture est au moins autant un viatique pour élaborer sa subjectivité qu’un moyen d’accéder au savoir. Je vous renvoie sur ce sujet à De la bibliothèque au droit de Cité (3). On y voit en particulier que les livres s’offrent à ces garçons, et plus encore à ces filles, quand tout semble fermé: leurs blessures et leurs espoirs secrets, d’autres ont su les dire, dans des mots qui les délivrent, qui font venir au jour celui ou celle qu’ils ne savaient pas encore qu’ils étaient. La bibliothèque, pour eux, c’est ainsi le lieu de l’ouverture de l’imaginaire, qui peut être si étroit quand on a juste quelques rues pour horizon. C’est aussi le lieu de l’élargissement du répertoire des identifications – tandis que ceux qui sont dans la rue n’ont pour modèles que des héros de série B, le dealer en BMW et l’islamiste. C’est encore le lieu où, notamment par le biais de ces identifications, ils élaborent leur esprit critique, autrement qu’à l’école. Et c’est le lieu de la symbolisation, de la mise en forme de leur propre expérience, grâce à des mots écrits par d’autres qui leur en apprennent long sur eux-mêmes et sur le monde qui les entoure. Des mots qui donnent lieu, dans les interstices de la lecture, à tout un travail psychique, et qui leur permettent d’élaborer une marge de manoeuvre et de résister un peu plus aux voies toutes tracées qui mènent droit dans le mur.

Le poids des mots et de leur absence dans la vie des humains

A les écouter, on se souvient que ce qui détermine la vie des humains, c’est beaucoup le poids des mots, ou le poids de leur absence. […]Les textes littéraires, d’aujourd’hui ou d’hier, ont ici une place particulière. Non pas du fait de je ne sais quelle grandeur écrasante, mais à l’inverse, du fait de l’extrême dénuement des questionnements de celui ou de celle qui les écrit. C’est là où il touche au plus profond de l’expérience humaine qu’un écrivain peut toucher chacun. Et c’est là où peuvent le rencontrer de jeunes lecteurs qui disent combien certains romans, certains poèmes, mais aussi quelquefois des témoignages, des récits de vie, des films ou des chansons, les ont aidés à vivre, à se penser, à bouger un peu leur destin. La littérature, là où elle contribue à la construction de soi, ce n’est pas une institution, un mausolée à visiter, un patrimoine. C’est une expérience singulière. […]Les livres, et en particulier les livres de fiction, nous ouvrent à un autre lieu. Ils nous introduisent également à une autre façon d’habiter le temps, à un temps pour soi, où l’on n’est plus tenu de se conformer à celui des autres. Un temps où la rêverie peut se donner libre cours. Alors faut-il rappeler que, sans rêverie, il n’est pas de pensée ? Faut-il rappeler aussi que la rêverie a longtemps eu mauvaise presse et que le patronat, l’Eglise, les élites ouvrières, tout le monde s’est accordé pour éloigner les pauvres de ce genre de risque, en les renvoyant à des loisirs collectifs dûment encadrés, à des fins d’édification ? L’intime, le souci de soi, l’intériorité, ce n’était pas pour eux (4). Mais, aujourd’hui encore, on confond souvent élaboration d’un monde à soi et individualisme. Les rêveurs ou les lecteurs passent pour asociaux, voire antisociaux. Et on ne cesse de les rappeler à l’ordre commun. Combien de familles où l’on est très agacé de trouver les enfants un livre à la main, quand bien même on leur a répété qu’ » il fallait lire « . Combien de bandes où l’on tombe à bras raccourcis sur celui qui lit, vu comme un fayot, un pédé, un traître. L’école, quant à elle, n’est pas forcément propice à cette dimension de la lecture relative à l’élaboration de la subjectivité. Il y a déjà le primat, dans notre système d’enseignement, d’un modèle de la lecture comme  » décodage  » ou  » décryptage  » du texte, qui refoule peut-être l’émotion et le travail psychique qui l’accompagne. Il y a aussi, peu ou prou, à l’école, cette idée que la bonne lecture, c’est la lecture accompagnée, commentée, partagée. Et, sans doute, une contradiction irrémédiable entre les exercices faits en classe, dans cet espace transparent, sous le regard des autres, et la dimension clandestine, rebelle, éminemment intime de cette lecture pour soi. Des trouvailles les plus bouleversantes que l’on fait dans des livres, l’école ne saura rien et elle n’a pas à chercher à savoir. En revanche, il appartient aux enseignants d’introduire les élèves à une plus grande familiarité, à une plus grande aisance dans l’approche des textes écrits. De leur faire sentir leur diversité, de leur donner l’idée que, parmi tous ces écrits-là, d’aujourd’hui ou d’hier, d’ici ou d’ailleurs, il y en aura certainement qui sauront leur parler, à eux, en particulier. Et de passer la main, plus souvent, aux bibliothèques, qui font sa part au secret et sont propices aux trouvailles singulières. Quant aux bibliothécaires, il me semble qu’ils doivent toujours avoir en tête un double aspect: d’un côté, l’importance des partages, des conversations autour des livres, de l’autre, l’importance du secret, de la dimension transgressive de la lecture. Si lire peut ouvrir à l’autre, ce n’est pas seulement par les formes de sociabilité et les discussions qui se tissent autour des livres. C’est aussi parce qu’à éprouver tout à la fois, dans un texte, sa vérité la plus intime et son humanité partagée, le rapport aux autres en est changé. D’ailleurs, et c’est encore une chose que je retrouve dans les observations de Singly comme dans les travaux que j’ai conduits, les jeunes qui lisent de la fiction sont ceux qui ont le plus de curiosité pour le monde réel, l’actualité, les sujets de société. Loin de les couper des autres, ce geste solitaire, sauvage, leur fait découvrir combien ils peuvent en être proches, il les fait sortir d’eux-mêmes. La découverte de soi, et de l’autre en soi, va bien souvent de pair avec une ouverture sur l’autre.

Ce geste qui mène à la découverte de soi et de l’autre en soi

[…]La lecture n’a jamais rendu vertueux – on sait combien l’histoire est riche de pervers lettrés. Mais elle peut contribuer à l’élaboration d’une identité qui ne se fonde pas sur le seul antagonisme entre  » eux  » et  » nous « . A l’élaboration d’une identité plurielle, plus souple, labile, ouverte au jeu, au déplacement. Elle peut également rendre un peu rebelle, suggérer que l’on peut prendre place dans la langue, plutôt que de toujours s’en remettre à d’autres. La littérature, en particulier, donne l’idée que l’on peut inventer sa propre façon de dire, prendre la parole et prendre la plume. Comme le dit Fethi Benslama,  » avec la littérature, nous passons d’une humanité faite par le texte à une humanité qui fait le texte  » (5). En ce sens, je dis souvent que la lecture peut être une sorte de chemin de traverse qui mène d’une intimité frondeuse à la citoyenneté. Elle peut, mais là encore ne soyons pas naïfs, cela ne marche pas à tous les coups: il est des gens qui liront toute leur vie comme on suce son pouce. S’il est une lecture qui aide à symboliser, à bouger de sa place, à s’ouvrir au monde, il en est une autre qui ne mène qu’aux délices de la régression. Et s’il est des textes qui nous travaillent, il en est quantité qui, au mieux, ne font que nous distraire. […]Les déterminismes sociaux ne sont pas absolus: un tiers des enfants de cadres lisent moins d’un livre par mois; et un tiers des enfants d’ouvriers lisent au moins un livre par mois. Il est, par exemple, des familles immigrées analphabètes qui ont une représentation très valorisée de la culture lettrée et qui incitent vivement leurs enfants à s’y risquer. Il est aussi des adolescents qui deviennent lecteurs  » contre  » leurs proches, trouvant dans cette activité un point d’appui décisif pour élaborer leur singularité.

Sortir des assignations sociales, résister à l’exclusion

Ce n’est d’ailleurs pas une nouveauté. Des écrivains ayant grandi dans un milieu pauvre, comme Camus, Jack London ou Calaferte, ont dit de quelle façon la découverte des livres avait bouleversé leur vie. La sortie des assignations sociales par la lecture, c’est au fond une vieille histoire. Mais, aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour des personnalités  » hors du commun  » que la lecture peut jouer ce rôle. Là où les bibliothécaires ont pensé de longue date leur action auprès de ceux qui sont issus de milieux peu nantis, c’est une fraction importante de la population qui tente de résister à l’exclusion par la fréquentation des bibliothèques et par la lecture. Des rencontres aident ces transfuges à infléchir le destin. Car devenir lecteur, c’est, pour une grande part, une histoire de familles et de milieu social, mais c’est aussi une histoire de rencontres. Celui qui a ouvert la route, ce peut être un membre de la famille, un peu différent; ou un ami pour qui le livre est plus familier; ou une personne croisée dans la vie associative. Ce peut être aussi au collège ou au lycée: car, si beaucoup de jeunes se plaignent de ces lieux où l’on dissèque des textes poussiéreux où il leur est difficile de se retrouver, au détour d’une phrase ils évoquent quelquefois un enseignant qui a su transmettre sa passion, leur donner le désir de lire, de découvrir. De s’aventurer même dans des écrits difficiles. Ou c’est un bibliothécaire qui a joué ce rôle, et là encore dans un rapport personnalisé, singulier. Ce peut être dès le plus jeune âge, et c’est une chance. Mais il n’est jamais trop tard. […]On ne saurait trop insister sur cette caractéristique du livre, la diversité, et sur l’importance de cette diversité pour pouvoir élaborer sa propre histoire et ne pas s’engouffrer dans des identités plaquées. Et il faut aussi rappeler que tout ne se vaut pas, que lire de la littérature – qu’il s’agisse de fiction, de poésie, d’essais dont la forme est très travaillée… -, n’est pas du même ordre que lire un magazine de moto ou un manuel d’informatique – même si, bien sûr, il faut savoir se saisir d’une multiplicité de supports de lecture. Et que lire Kafka ou Pierre-Jean Jouve, n’est pas non plus la même chose que lire Gérard de Villiers. J’ai honte de faire des considérations aussi triviales, mais un certain discours populiste a fait des ravages. Le peintre Pierre Soulages dit:  » C’est ce que je trouve qui m’apprend ce que je cherche.  » L’imaginaire n’est pas donné une fois pour toutes, à la naissance, mais s’agrandit au fil des rencontres, des altérations. Quand on a toujours vécu dans un même univers à l’horizon étroit, il est difficile d’imaginer autre chose, ou difficile d’imaginer que l’on pourrait être en droit de prétendre à autre chose. C’est là où une politique d’offre prend tout son sens. Il ne s’agit évidemment pas d’asséner aux autres des listes de bonnes oeuvres, assuré que l’on serait de ce qui est bon pour eux. Mais de faire en sorte que le jeu soit ouvert, de multiplier les occasions de faire des trouvailles. D’inventer des passerelles, des ruses, qui permettent à celui qui fréquente une bibliothèque de ne pas rester coincé, des années durant, dans un même rayon ou une même collection […].

* Anthropologue, laboratoire LADYSS (Dynamiques sociales et recomposition des espaces), CNRS/Université Paris I.

1. Recherche réalisée dans le cadre d’un contrat avec la Direction du livre et de la lecture du ministère de la Culture et la Bibliothèque publique d’information du Centre Georges-Pompidou. Ses résultats ont été publiés dans l’ouvrage De la bibliothèque au droit de cité. Parcours de jeunes, Michèle Petit, Chantal Balley, Raymonde Ladefroux, avec la collaboration d’Isabelle Rossignol, Paris, Bibliothèque publique d’information/Centre Georges Pompidou, 1997.

2. François de Singly, les Jeunes et la lecture, ministère de l’Education nationale et de la Culture, Dossiers Educations et formations, 24, janvier 1993. Voir aussi Martine Chaudron et Françis de Singly (dir.), Identité, lecture, écriture, Paris, BPI/Centre Georges-Pompidou, 1993.

3. Cf. Dela bibliothèque au droit de cité. Parcours de jeunes.

4. Cf. Alain Corbin (dir.), l’Avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Aubier, 1995.

5. Cf. Pour Rushdie, Cent intellectuels arabes et musulmans pour la liberté d’expression, Paris, la Découverte/Carrefour des littératures/Colibri, 1993, p. 90

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