Théâtre

Le titre de la pièce de Véronique Olmi sonne d’abord comme un constat, puis comme une injonction. Une sorte d’oxymore (1), unissant tout ensemble, et le sentiment d’un désastre extrême (chaos), et la nécessité d’une résistance vitale (debout). C’est bien ce qui semble au centre de l’oeuvre écrite par cette jeune femme, formée au théâtre comme comédienne et assistante à la mise en scène et qui donne là sa deuxième pièce après Nuits sans lune. Elle a écrit Chaos debout, en pensant à Anouk Grimberg, qui, après l’avoir reçue, l’envoya à Jacques Lassalle, lequel fut immédiatement emballé:  » J’ai lu la pièce d’un seul trait, intéressé autant par sa thématique que par sa dramaturgie. J’ai si souvent l’impression, à la lecture des manuscrits qu’on m’envoie, d’un renoncement aux dialogues, à l’histoire, à l’action dramatique; d’une écriture consistant en soliloques juxtaposés. Le metteur en scène que je suis a souvent le soupçon de leur irreprésentabilité « .

Sur vision d’utopie intime possiblement triomphante…

La pièce se passe à Moscou, en 1995. Une Moscou eltsinienne, empêtrée dans la sale guerre de Tchétchénie. Pourtant, Véronique Olmi affirme n’avoir été ni en Russie ni en Tchétchénie. Il s’agit, pour elle, dans cette pièce, d’une histoire intime, celle d’un couple, d’une femme aimante et d’un homme absent. Youri, à peu près 25 ans, est revenu de la guerre, mutilé moralement et physiquement, porteur d’un terrible secret. Il se suicide à coups de verres de vodka devant une femme qui ne peut renoncer à l’aimer. Le lieu où se déroule l’action en décuple les dimensions et fait éclater l’intimité. Un appartement communautaire, une de ces  » komunalka « , née après la Révolution de 1917, aussi bien pour pallier la pénurie de logements, que pour initier  » un homme nouveau « , capable d’échapper à la clôture égocentrique. Un espace non innocent, symbolique et fortement politique: espace de promiscuité et d’enfermement où se confrontent et se côtoient l’intime et le public, la lâcheté et l’héroïsme, les différentes générations d’un siècle entier. L’histoire d’une utopie qui nous concerne au premier chef. Dans cet univers clos gravitent quatre personnages présents et quelques présences invisibles. La Babouchka (Michèle Gleiser) a à peu près 65 ans. C’est la fille d’universitaires juifs, propriétaires de l’appartement réquisitionné par l’Etat. Sur dénonciation antisémite, elle fut, dans sa jeunesse, déportée en Sibérie. Youri (Pascal Elso), sans travail, alcoolique et mutilé, confiné dans ses souvenirs de Tchétchénie, Katia (Anouk Grimberg), sa femme, et Gricha (Dimitri Rataud), un jeune voyou d’une vingtaine d’années qui va devoir partir pour son service militaire sur le front tchétchène. A ces quatre personnages présents, il faut ajouter les voisins et surtout le père de Youri, vieil homme grabataire dont on apprend que ce fut un communiste apparatchik, dénonciateur en son temps de Babouchka. A travers eux, réunis en un seul lieu, c’est toute l’histoire de la Russie du siècle qui est concentrée, avec ses espoirs, son héroïsme, ses illusions et ses lâchetés. C’est une pièce des années 90 où l’utopie amoureuse prend le relais de l’utopie politique. Plutôt que d’affronter le désamour, Katia s’obstine à croire en lui comme à une rédemption possible.

L’art de faire surgir le doute, révélant la fragilité sous les certitudes

Sur cette vision d’une utopie intime possiblement triomphante, le metteur en scène Jacques Lassalle ouvre des brèches, apporte le soupçon d’un homme averti de sa génération, mais aussi son art très particulier de faire surgir le doute, de faire  » trembler  » les évidences, révélant la fragilité sous les certitudes, creusant les interstices d’une écriture souvent pleine et assurée. Dans un décor réaliste (Alain Chambon), mélange de destroy un peu glauque, de kitsch et de modernité, le jeu des acteurs (voix et mouvements) introduit une distance qui empêche toute réduction anecdotique ou vériste. Anouk Grimberg joue Katia avec ce mélange de force, de détermination et d’étrangeté qu’on lui connaît. Une grâce faite d’une vitalité surgie de l’obscur et transmuée en lumière. Michèle Gleiser incarne une Babouchka un peu androgyne; une sorte de conductrice de tramway dans la Russie soviétique qui aurait lu Nina Berberova et fréquenté ses personnages. Pascal Elso fait un Youri époustouflant: une sorte de loup blessé et secret désespéré, un ours mystérieux.susceptible de mordre et de détruire sous l’apparence de l’impuissance. Ce spectacle fut accueilli avec chaleur au Festival d’Avignon, en juillet dernier. Ce n’est pas un brûlot, mais le point de vue de souffrance et de perplexité qu’apporte Jacques Lassalle, le jeu de grands acteurs et la dramaturgie pleine et bien ficelée de Véronique Olmi en font un des spectacles majeurs de cette rentrée théâtrale. On pourra voir très bientôt deux autres pièces de Véronique Olmi: Point à la ligne que Philippe Adrien met en scène au Théâtre de la Tempête en novembre 1998, et le Passage, monté par Brigitte Jaques au Théâtre des Abbesses.n S. B.-G.

Chaos debout, de Véronique Olmi, mis en scène par Jacques Lassalle, Paris, Théâtre des Abbesses. Du 29 septembre au 24 octobre.01 42 74 22 77

1. Figure de réthorique qui consiste à associer deux mots apparemment contradictoires, par ex. » un silence éloquent  » (NDLR).

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