Suzanne Bernard

De retour de Chine, Suzanne Bernard nous offre un recueil de nouvelles littéraires intitulé Mademoiselle Su (Ed. Bartillat). Une particularité à ne pas ignorer: tout, absolument tout ce qui constitue la matière de ces fictions est  » vrai « , vécu. A ne pas manquer.

Suzanne Bernard a coutume d’écrire sur la crête des vagues de l’histoire, là où va basculer l’ancien mais où les possibles restent ouverts. Elle voyage ainsi avec nous dans les temps médiévaux en crise, et dans la Chine écartelée. Cette fois, Suzanne Bernard a choisi la forme de cinq nouvelles, entre reportage et fiction, la seconde faisant peu à peu oublier le premier sous la force de l’écriture, jusqu’au dernier texte, qui donne son titre à l’ensemble. Un chauffeur de taxi attaché aux anciennes valeurs d’honnêteté, torturé par les quelques sous gagnés parce qu’une riche cliente s’est trompée dans le choix des billets; une  » vieille maoïste  » française dialoguant avec une journaliste sur ce que la Chine devient; la mauvaise conscience d’un Français en voyage d’affaire à Pékin, qui accepte l’offre d’une prostituée chinoise de quatorze ans; la destruction d’un couple d’amoureux lorsque le garçon renonce à la littérature pour les affaires; et, enfin, l’ascension sociale et la chute cruelle d’une jolie secrétaire qui mise sa vie sur une liaison clandestine avec son patron.

Là où va basculer l’ancien et où les possibles restent ouverts

Pas d’analyse, pas de jugements: des morceaux d’histoires humaines chinoises, à l’ombre des bouleversements de cet immense pays, tels que l’auteur les a connus et sentis. Comment se côtoient les misérables et les nouveaux riches, les nostalgiques de la fraternité et les arrogants de l’argent facile ? Ce chauffeur de taxi dont les collègues raillent la vertu, et qui, voleur à son insu d’une somme ridicule, sent cet argent lui brûler la poche, tourne et s’arrête, repart et s’arrête encore, ne sachant à qui céder ces sous et les glisse pendant son sommeil à une mendiante aveugle. Victime de son  » éducation  » morale dans une Chine qui n’en a plus que faire. Quel modèle d’avenir ? Celui de ce pauvre hère qui a fait fortune en inventant les toilettes mobiles pour les chômeurs qui dorment dans la gare de Pékin ? Celui de ce couple qui laisse mourir son enfant à l’hôpital et se sauve pour la simple raison qu’il ne peut payer les soins ? Celui de ces toutes jeunes filles livrées aux riches étrangers ? Encore une fois, tout dans ces nouvelles est tiré de la réalité.

Les voies indéchiffrables de la libération

Ici et là, le regard sévère ou hagard des moins jeunes, acteurs ou victimes de la  » révolution culturelle  » passée, des idéalisations égalitaires, de l’éthique personnelle, dans les nervures des coutumes de la Chine millénaire. Les paumés de l’honnêteté et du travail bien fait, des sentiments, de la culture. Sous leurs yeux, le déchaînement des affaires, portable en main et costume Cardin, la soif de gagner en un jour ce que le socialisme radieux n’aurait donné en une vie, et quels qu’en soient les moyens. Après tout, ce cynisme-là devrait-il rougir face aux cynismes passés ? Parfois aussi un doute, une hésitation, un remords. Des larmes sincères lorsque meurt la mère et, avec elle, quelques vestiges de sagesse. Comme toujours chez Suzanne Bernard, ni bons ni méchants: des humains, trop humains, avec des motivations et des désirs immédiatement identifiables. Et, à travers leurs petites vies, quel qu’en soit le clinquant, un pressentiment de la façon qu’a la grande histoire de faire et de défaire. A observer comment les déchirures d’un tel peuple et d’un tel Etat ne sont possibles qu’enracinées dans les déchirements et les ruptures qui travaillent chaque individualité, on mesure combien un socialisme ne peut espérer s’unir à la liberté en niant les potentialités vivantes de chaque personne, condition déterminante de l’ensemble du processus communiste. Découverte de Marx, enterrée si longtemps au nom de Marx… En Chine comme ailleurs, une parodie de communisme – se jouant de la sincérité de ses acteurs populaires – ne pouvait déboucher que sur une caricature de capitalisme. Vue d’ici, cette  » modernité  » est déjà si vieille; là-bas, si neuve et si prometteuse. Au prix de millions de vies écrasées. Comme ici. Dans la Chine d’aujourd’hui, les lumières appartiennent au passé, vacillent, s’éteignent une à une. En même temps, chaque nouvelle révèle la survivance de rêves et de forces, au détour d’une phrase et d’une question. En Chine pas plus qu’ailleurs, l’histoire ne peut s’arrêter et les humains de résister. Mais, pour l’heure, en Chine plus qu’ailleurs, les voies de la libération humaine demeurent indéchiffrables jusqu’au bout, et lentes à défricher. Difficiles comme la traversée d’une rue de Pékin: « extraordinaire organisation dans le chaos », note Suzanne Bernard entre vélos et voitures. Comment traverser ? La  » vieille mao  » française (suivez son regard) l’explique à une journaliste qui panique:  » C’est une question de mouvement et de rythme, (…) pas de problème si tu sens le rythme, c’est comme un ballet. » La Chine ne se comprend pas. Elle se sent. C’est pourquoi ces cinq nouvelles en disent peut-être plus sur la Chine que toutes les analyses qu’on en a pu produire. Plaisir en plus..

1. Julien Green, oeuvres complètes, tome 8.Editions Jacques Petit; introduction, notices et notes de Michel Raclot.Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, 1600 p., 430 F.L’Album Green accompagne ce tome 8.Iconographie choisie et commentée par Jean-Eric Green et légendée par Julien Green.

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