Il couvre l’histoire du XXe siècle. Il naît en 1900. Il vient de s’éteindre. Le 13 août. Son journal, commencé en 1921, est unique dans l’histoire de la littérature.
P lus de quinze volumes, au bas mot ! Pour corser le tout, il entre de son vivant dans la Pléiade, en pas moins de huit tomes (1). Enfin, il aura vu la sortie récente de son album, dans la Pléiade, écrit par son fils adoptif et dont lui-même rédigea les légendes photographiques. Ainsi, peut-être, n’aura-t-il jamais cessé de tirer sa révérence… Fou de Shakespeare, Julien Green, jeune homme » sombrement angélique l (Mauriac) aura vécu, à la première personne, un dédoublement de taille. Existentiel d’abord. » J’étais heureux et malheureux… Toujours ce duel. » Dédoublement de la langue, aussi, puisque, né à Paris, il est américain de souche anglaise. C’est l’anglais qu’on parle à la maison. L’Amérique, la Virginie, celle d’un grand-père pirate, l’enchante. Nostalgie précoce qui ne le quittera pas. Sa première nouvelle, » The Apprentice Psychiatrist » (1920), c’est en anglais qu’il l’écrit. » J’étais un écrivain anglais « , dit-il. Dédoublement amoureux, aussi. Homosexuel hanté par l’amour platonique, Green fut un tourmenté, proche du Simon de Moïra. Dédoublement spirituel, enfin, avec sa conversion au catholicisme à quinze ans, une vocation à la prêtrise vite ravalée, le doute et maintes crises intérieures vers la cinquantaine. C’est que la réalité ne lui suffit pas. Il voyage énormément, pas seulement en quête d’amours, mais aussi mû par l’impulsion. On l’a dit caché dans sa tour d’ivoire. C’est qu’il n’est pas mondain, déteste colloques et jurys, fuit le jeu de la société. Mais il a été, à seize ans et demi, sur le front, en Argonne. En 1942, sous l’uniforme américain, il combattra les nazis. » Où est la tour abstraite ? » dit-il.
Entre le bien et le mal, dédoublement et déchirure
Dès les premiers romans, Mont-Cinère (1926) et Adrienne Mesurat (1927), son style est établi: cours du récit égal dans son flux, écriture dénuée de rythme ostensible, délibérément impassible. Green reste un classique, se conforme à la tradition française du roman bien fait, ce qui ne l’empêche pas de vouer une passion à Joyce. Ne lui doit-on pas un article, fort remarqué, sur Ulysse ? Le goût très sûr du mystère et de l’angoisse est en lui constant. Il y a toujours, en bout d’ouvrage, une action qui se précipite. Le drame rôde à l’instar du Malin. Brusquement il éclate. Son ami Max Jacob lui écrit: » Vous êtes le poète de la peur, ce premier sentiment de l’animal humain. » Avec Minuit (1936), l’obsession de la mort guide le récit. Sa mère mourut quand il n’avait que quatorze ans et ce fut un grand coup silencieux. Ses personnages, qu’ils soient faibles ou volontaires jusqu’à l’idée fixe, sont tous obscurément poussés par des forces irrationnelles. Léviathan (1929) et Moïra (1950) disent bien les colères sourdes, les impulsions refoulées. L’angoisse devant le destin (en grec, les Moires) est omniprésente. L’éternelle lutte du bien et du mal aussi. Un homme complexé et une femme coupable surgissent à chaque page.
» Il se débarrasse de ses rides sur ses personnages »
Une manière de schizophrénie est perceptible dès le Voyageur de la terre (1924) et s’approfondit dans Si j’étais vous (1947), puisqu’un homme se voit doter du pouvoir de passer d’un être dans un autre. Mélanie Klein n’y sera pas indifférente, laquelle analysa l’oeuvre dans De l’identification. Green fascine les analystes, mais il ratera la rencontre avec Freud en 1938. Des rendez-vous manqués, il en connut, dûment excusés par une courtoise timidité de façade… A côté du Journal – visionnaire – où il tient le registre lancinant de sa conscience, il s’adonne à l’autobiographie: Partir avant le jour (1963), Mille Chemins ouverts (1964), Terre lointaine (1966), tous ouvrages dans lesquels il adopte le ton direct des cas freudiens. Julien Green est un sudiste profond, le restera jusqu’au dernier souffle. Son élection à l’Académie française ne changea pas la donne. Ce jeune homme toujours vert, dont Morand disait: » Il se débarrasse de ses rides sur ses personnages, Dorian Gray d’un nouveau style « , aura connu tous les privilèges et les déboires du grand âge. S’il conserva la pleine faculté de ses moyens, nombre de ses amis le devancèrent dans la tombe. » Une vraie rafale « , soupirait-il. Du groupe, il fut le dernier. Julien Green était tout sauf un automate, lequel pour lui n’est, par excellence, que » l’homme sans Dieu « .n M. S.
1. Julien Green, oeuvres complètes, tome 8.Editions Jacques Petit; introduction, notices et notes de Michel Raclot.Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, 1600 p., 430 F.L’Album Green accompagne ce tome 8.Iconographie choisie et commentée par Jean-Eric Green et légendée par Julien Green.
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