De la banalisation de l’accusation d’antisémitisme

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Chaque jour, un membre de la rédaction de Regards prend la plume pour livrer son humeur. Vendredi, à Gildas Le Dem de nous livrer son point de vue… sur le danger grandissant du raccourci mensonger lorsqu’il s’agit d’antisémitisme.

Les accusations d’antisémitisme saturent de façon inquiétante l’espace public. Procédant par association et contamination, celles-ci visent à disqualifier moralement des adversaires politiques et intellectuels. Alors Bourdieu, Mouffe, Mélenchon, tous antisémites ? Le cas de Pascal Boniface n’est malheureusement pas isolé. Les accusations d’antisémitisme tendent, aujourd’hui, à se multiplier dans l’espace public, politique et intellectuel.

Et elles touchent désormais des figures qu’on pouvait légitimement présumer inattaquables. C’est ainsi que le rabbin Delphine Horvilleur, pour s’être élevée contre la reconnaissance par Donald Trump de Jérusalem comme capitale de l’état d’Israël, s’est vue attaquée, insultée, menacée et accusée d’antisémitisme sur les réseaux sociaux – une campagne relayée, notamment, par la Ligue de Défense Juive, une organisation extrémiste pourtant interdite, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Israël.

Il y a quelques semaines encore, c’est le jeune site Le Vent Se Lève, média d’opinion indépendant et proche des thèses du « populisme de gauche » qui – notamment dans la personne de Lenny Benbara, son directeur de publication – s’est vu accusé de soutenir des thèses antisémites. La raison ? Elle est évidement tout à fait ubuesque. Le Vent Se Lève avait en effet eu la (très bonne) idée d’interviewer longuement Johann Chapoutot, grand historien français qui a renouvelé la compréhension du nazisme.

Des liens de cause à effet qui n’en sont pas

Or, Johann Chapoutot, universitaire pourtant au-dessus de tout soupçon – il vient de renoncer à prendre le nazisme comme objet d’études, tant ce dernier lui inspire désormais dégoût et horreur – s’est notamment expliqué de ses thèses devant un public de spécialistes de Carl Schmitt. Le nom de Carl Schmitt est bien entendu sulfureux : immense juriste, théoricien qui a rénové la pensée politique, celui-ci s’est aussi très largement compromis avec le régime nazi.

Conclusion invraisemblable, pourtant : puisque le site Le Vent Se Lève interroge un grand historien français qui a lui-même présenté ses travaux devant des universitaires schmittiens, alors ce dernier peut, par contamination, être accusé de proximité idéologique avec le nazisme et l’antisémitisme.

Le procédé est grossier. Et injurieux. Il n’est pourtant pas nouveau et a également cours dans l’espace politique. On le pressentait durant la campagne présidentielle, plus précisément durant l’entre deux-tours, où Jean-Luc Mélenchon et ses soutiens faisaient l’objet sur les réseaux sociaux des soupçons les plus inqualifiables pour n’avoir pas donné de mot d’ordre, sinon de ne pas voter en faveur du Front National.

Depuis, les accusations se sont précisées. C’est d’abord l’essayiste Eric Marty, habitué du procédé, qui a porté le fer dans les colonnes du Monde, en amalgamant populisme et antisémitisme. Il est vrai qu’un animateur de France Culture l’avait précédé, en associant sournoisement la théorie du « populisme de gauche », développée par Chantal Mouffe, et Carl Schmitt (en omettant bien sûr que, si la référence à Carl Schmitt est effectivement majeure chez Chantal Mouffe, cette dernière reste encadrée par une critique, très puissante, des thèses du juriste allemand).

L’instrumentalisation du débat d’idées

Conclusion improbable, là aussi : Chantal Mouffe est l’inspiratrice de la stratégie populiste de la France Insoumise ; or cette dernière se réfère à Carl Schmitt ; donc Jean-Luc Mélenchon est antisémite. C’est enfin Jean Rouaud qui est venu ajouter sa pierre à l’édifice dans une chronique parue dans les colonnes de L’Humanité (ce dont, aussitôt, et avec une certaine élégance, la direction du quotidien communiste a tenu à s’excuser).

On n’en finirait pas de recenser ce genre d’accusations : c’est [Jeremy Corbyn->
http://www.acrimed.org/Caroline-Fourest-nous-eclaire-Jeremy-Corbyn-est-un-apprenti-terroriste] qui, ces dernières années, se vit accusé d’antisémitisme par Caroline Fourest ; mais également Pierre Bourdieu [dans l’émission hebdomadaire d’Alain Finkielkraut->
http://next.liberation.fr/culture/2007/02/08/l-atteinte-faite-a-pierre-bourdieu_84258]. Cette saturation de l’espace public et intellectuel doit nous inviter à l’analyse. Il faut, bien entendu, réfléchir au retour de l’antisémitisme en France et en Europe (à sa résurgence, ses formes nouvelles). [Les événements qui se sont, par exemple, récemment déroulés en Suède->
http://www.lemonde.fr/europe/article/2017/12/10/jerusalem-des-debordements-antisemites-en-suede_5227366_3214] ou les profanations de stèles, en France, sont évidemment répugnants.

Mais cela ne devrait pas autoriser, devrait même interdire, la mobilisation politique d’affects et de souvenirs traumatiques – ceux de la Shoah – à des fins partisanes ou géopolitiques. Et l’instrumentalisation, indigne, d’une cause sacrée à gauche, dessert, en vérité, un combat qui a, devant lui, des adversaires à nouveau tout à fait redoutables et autrement réels. On doit donc autant refuser la banalisation de l’antisémitisme que la banalisation de l’accusation d’antisémitisme.

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