L’exposition, qui se tint tout l’été à la Bibliothèque historique de la ville de Paris et restera tout l’automne au Musée de l’Imprimerie à Lyon, porte un titre modeste: » Les Didot, trois siècles de typographie et de bibliophilie, 1698-1998 « . C’est pourtant beaucoup plus que cela: un grand livre d’histoire. Passent la royauté, la révolution, l’empire, la restauration, des républiques, et le même métier s’exerce, celui d’imprimeur-éditeur, où de père en fils, et parfois en la même personne, à un brevet accordé par Louis XVI pour la collection des » Ouvrages imprimés pour l’éducation du Dauphi » succèdent l’exclusivité de l’impression des assignats de 1792, puis la fonte d’un caractère, le » Didot millimétrique « , pour l’Imprimerie impériale de Napoléon. Pour ne prendre qu’un exemple limité dans le temps de cette saga éditoriale qui allait en effet durer trois siècles. Livre d’histoire, mais plus encore grand roman familial. Et le catalogue édité à cette occasion se lit comme tel. D’un Denis Didot, marchand boucher à Paris, place Maubert, fils d’un Didot dont on ignore le prénom venu de Lorraine au début du XVIIe siècle, naquit, en 1689, François qui allait entrer à seize ans en apprentissage auprès du libraire Jean-Luc Nion, place Conty, sur le quai Malaquais. Le recteur de l’Université de Paris lui ayant, au terme de cet apprentissage et selon les stipulations mêmes de son contrat, délivré un certificat attestant qu’il était » congru en langue latine et qu’il savait lire le grec « , il fut reçu libraire en 1713, devint syndic en 1753 et passa imprimeur en 1754. Ainsi commençait, à petits pas, l’ascension d’une famille dont il est dit dans l’ouvrage les Caractères de l’Imprimerie nationale (livre admirable que tout amoureux de l’écrit devrait posséder pour s’y réjouir l’oeil de temps en temps): » L’art du livre au XIXe siècle et la typographie en particulier sont redevables à la famille Didot « .
Sobriété trop allusive. Il faut entrer, même en allant très vite, dans le détail: en 1775, François-Ambroise Didot, fils de François, établissait, par un calcul sur la base de la » ligne de pied du roi » une mesure typographique, le » point « , unité de mesure toujours valable en typographie et pour la fonte des caractères. François-Ambroise (1730/1804), son fils, doublant la surface de pression des presses en bois et, important d’Angleterre la technique de fabrication du papier vélin, assit solidement la réputation de la « maison Didot ». Il fit également graver une famille de caractères, plus déliés que le rond et orné Garamond, né avec les poèmes de Ronsard ou le raide Jaugeon, fondu sur ordre de Colbert. Cette nouvelle famille reçut le nom de Didot ou Didonnes et Firmin (1764-1836), son plus jeune fils, allait dépouiller encore ce caractère jusqu’à l’austérité qui permit à son aîné Pierre (1761-1853) d’éditer, de 1801 à 1805, un monumental « Racine », trois volumes grand in-folio que le jury de l’Exposition des produits de l’industrie française nomma » chef d’oeuvre de la typographie de tous les temps et de tous les âges « . Emphase propre à ce genre de manifestations, mais il reste que ce livre, dont un exemplaire sur vélin figurait à l’exposition, est une merveille d’équilibre. Plus émouvant pourtant est sans doute un petit livre de la même époque. C’est une traduction » en vers français » par Firmin Didot des Bucoliques de Virgile, précédées, dit la page de titre » de plusieurs Idylles de Théocrite, de Bion et de Moschus; suivies de tous les passages de Théocrite que Virgile a imités « , la même page de titre précisant que le tout a été » gravé, fondu, et imprimé par le traducteur « . Façon pour Firmin, descendant d’un émigré lorrain, arrière-petit-fils de François, qui avait été jugé » congru » en latin et en grec au terme de son apprentissage, qu’il maîtrisait aussi bien la technologie la plus pointue de l’époque, fonte et gravure de caractères, que ce que l’on nommait alors les Belles Lettres. Légitime fierté de celui qui est aussi bien chez lui dans l’atelier de l’artisan que dans le cabinet de l’érudit. Il y a plus. Firmin dédie ce livre à son frère aîné Pierre, dans une élégante préface, imprimée en un caractère gravé par lui, une » Anglaise » reprenant à la perfection l’écriture à la main, dans ses pleins et ses déliés comme par l’enchaînement sans rupture de toutes les lettres d’un mot. Il faut la citer, et on en reproduira une page ici: » J’offre au poète, écrit-il, la traduction des pastorales que chantait le cygne de Mantoue; et au typographe les caractères de ce volume, et surtout celui-ci appelé Anglaise, caractère qui, essayé sans succès dans son pays natal, paraît pour la première fois, avec quelque distinction, sous les auspices de la Typographie française « .
Jusque dans ses fleurs de rhétorique » et ses pointes contre la » perfide Albion » qui menait alors le blocus » cette préface en dit long sur cette famille, d’inventeurs, de créateurs de formes, où l’on n’était pas moins fier de l’ouverture vers la novation que de l’attachement aux racines de la culture. Bibliophile, Firmin Didot l’était assez pour avoir réuni une belle collection de livres anciens. Mais pas assez pour sacrifier à ce passé ce qui était sa raison de vivre: travailler à l’affinement de caractères, jusqu’à ce qu’ils lui donnent, comme il le dit dans la préface citée, entière satisfaction. Aussi dut-il vendre en 1810 sa collection aux enchères, et le cabinet chargé de cette vente précise: » Ce n’est sans doute qu’avec le plus grand regret que M. Firmin Didot se détermine à faire la vente de son cabinet: mais il a cru devoir en faire le sacrifice pour une passion à laquelle il doit nécessairement attacher plus de prix encore, celle de continuer des opérations typographiques importantes et de perfectionner différentes parties de l’art qu’il exerce. » La passion bibliophilique, il la transmit à son fils, Ambroise, qui lui succéda dans les métiers de l’édition, et allait obtenir le droit de prendre pour patronyme Firmin-Didot. Chargé par son père de retrouver, dès qu’ils seraient remis sur le marché, les livres que cette vente aux enchères avait dispersés, il les traqua jusqu’en Angleterre et constitua, au fil des ans, bien au-delà des livres sortis en 1810 de la famille, la plus belle collection de manuscrits, incunables, éditions anciennes du XIXe siècle, accumulation de trésors dont l’exposition et le catalogue ne peuvent donner qu’une petite idée. Cet homme savait prendre son bien où il se trouvait. Et, s’il ramena d’Angleterre en 1814 des livres précieux, il prit le temps de s’enquérir, chez l’imprimeur Bensley, du fonctionnement de la presse métallique de Stanhope. Dès 1819, il installait dans ses ateliers une presse typographique en fonte de fer inventée en 1818 à Philadelphie qui allait très vite envoyer au cabinet des curiosités la presse en bois » révolutionnaire » de son grand-père.
Autre histoire glanée là, qui aurait ravi Bertolt Brecht: Ambroise, cet « honnête homme », ce fin lettré, militant pour la libération de la Grèce, et son frère et associé Hyacinthe ne mélangeaient pas les affaires et l’humanisme. Le premier, dans les années quarante du XIXe siècle, allait racheter une papeterie voisine de celle qu’il possédait au Mesnil. But de la manoeuvre, les gérants de la société l’annoncent tranquillement: « Nous avons pu faire baisser dans nos contrées le prix des chiffons de deux à trois francs pour cent kilogrammes, attendu que, dans ce rayon de trente lieues, il n’existe que cette fabrique et la nôtre. » Hyacinthe, lui, c’est à la concurrence ouvrière qu’il s’attaquait. Dans l’imprimerie du Mesnil, c’étaient de toutes jeunes filles qui composaient les ouvrages grecs et latins. Elles savaient à peine lire et écrire ? Qu’importe. De savants » protes » les corrigeaient, car l’essentiel était ailleurs: réduites au chômage par l’introduction de nouvelles techniques dans la papeterie familiale, elles avaient peu d’exigences salariales. De même, comme, en 1838, les ateliers parisiens d’imprimerie dirigés par Ambroise « n’avaient pu entièrement payer leurs intérêts, les frais généraux ainsi que les salaires des ouvriers ont été diminués « , apprend une note reprise dans le catalogue. Ainsi, les expositions, leurs catalogues nous apprennent-ils souvent même ce qu’on n’allait pas y chercher au départ. Mais ce « collage », lui, arrive au bout de la page. Qu’y a-t-il à coller puisque le tissu en est d’une seule pièce ? On le prendra comme il est. Qu’on ne voie en tout cas pas dans l’évocation de cette histoire familiale de la nostalgie pour un temps où » typos » et journalistes parlaient la même langue. Cet article fut tapé sur ordinateur, un autre, nettement plus puissant, le mettra en page. On peut se dire, au sortir de cette exposition où l’on aura vu des hommes tailler leur route entre novation et ancrage dans la tradition, que François, Pierre, Firmin se seraient émerveillés de cette machine-là. Et d’ailleurs, un des grands créateurs de formes typographiques de ce temps, André Frutiger, a repris et digitalisé pour utilisation sur ordinateur le » Didot « . La chaîne n’est pas rompue.
* Distributeur.
1. Selon le Film français du 21/8, sur les 70 nouveaux films sortis cet été, 8 seulement sont français (NDLR).
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