Multiplexes, suite

Dans le milieu professionnel du cinéma, le phénomène de l’implantation des multiplexes fait l’objet de nombreuses discussions. Regards, entre juin 1997 et juin 1998, a publié quatre articles sur cette question. La parole est, aujourd’hui, à Jacques Atlan.

Les chiffres d’entrées/ salles, la semaine du 5 au 11 août 1998, sont implacables, sans discussion. Le film américain triomphe, sans partage; à Paris/périphérie: 416 253 entrées pour les films américains (81%), 63 565 entrées pour les films français (12%), 36 654 entrées pour les autres films (7%). Si huit spectateurs sur dix, pendant cette semaine d’été, ont vu un film américain, c’est que les salles, et d’abord les multiplexes, n’offraient que des films américains. Les chiffres sont là (1). Voyons encore d’un peu plus près la situation de cette semaine-là: Gaumont pour son associé américain Buena Vista (branche cinéma de Walt Disney) sortait Armageddon avec 635 copies, un film d’action bourré d’effets spéciaux sur la destruction d’une planète morte… qui réalisait 1 217 814 entrées sur toute la France, soit 50% des entrées totales… en une semaine ! Du rarement vu ! Ce résultat n’est plus un épiphénomène depuis Titanic et les Visiteurs, il fait suite aux énormes succès des autres films américains sortis en juillet de cette année, l’Arme fatale 4 avec 2 281 836 spectateurs, Scream 2, 1 808 474 spectateurs au 11 août, toujours à l’affiche de tous les multiplexes de France et pour de nombreuses semaines… Que peut-on faire contre pareille offensive des  » blockbusters  » américains sortis aux Etats-Unis, avec 2 123 copies et réalisant 173 millions de dollars de recettes en six semaines  » Armageddon est juste derrière Titanic (597 millions de $ de recettes), il est sorti avec 795 copies en Allemagne, 445 en Grande-Bretagne, 242 en Espagne, etc. ? En principe, un film, tel que l’entend le distributeur indépendant que je suis, tel que l’entendent également les cinéastes et les cinéphiles, n’est pas une marchandise que l’on peut  » standardiser  » ni  » cloner « , positionner sur un marché mondial, ni mettre à la vitrine des supermarchés. Pourtant, les sociétés qui dominent le marché, Gaumont, UGC ou Pathé, sont d’un autre avis, ont une autre conception de l’industrie du cinéma qui exige d’abord et obligatoirement la concentration, la domination, la rentabilité, le taux de profit, les parts de marché, les flux financiers… etc., à l’opposé de l’art et de la culture.

Sur la plus belle avenue du monde, pas de place pour le pluralisme

Même si ces capitaines d’industrie, la main sur le coeur, s’en défendent, la logique dans laquelle ils s’inscrivent passe par les seules exigences du profit rapide et de la recherche de positions dominantes incontestables. C’est pourquoi aucune salle indépendante n’a été tolérée sur les Champs-Elysées, proprement dits, où règnent sans partage Gaumont et UGC. Aux Champs-Elysées, sur la plus belle avenue du monde, l’avenue du cinéma par excellence, il n’y a pas de place pour le pluralisme des films et pour la liberté du spectateur. Comment s’étonner, alors, du succès d’Armageddon, de l’Arme fatale, et autres Scream 2 ? Comment un distributeur indépendant peut-il dans ces conditions présenter un grand film repéré dans un festival à Locarno, Venise, Berlin, Toronto ou… même à Cannes ? Le regretté Anatole Dauman (producteur d’Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, de l’Empire des sens de Nagisa Oshima et des films de Fassbinder en particulier) avait naturellement raison quand il dénonçait la concentration verticale et horizontale opérée par les trois grands du cinéma français: Gaumont, UGC, Pathé que l’on a autorisés à se renforcer au détriment des indépendants sous le prétexte qu’ils avaient besoin de dimensions internationales pour rivaliser avec les majors américaines. En fait, Gaumont s’est servi de sa position dominante renforcée et de la prudence coupable des gouvernants pour passer un accord avec Walt Disney et UGC lui a emboîté le pas en créant une filiale commune avec la Fox, favorisant ainsi l’influence des deux majors américaines. C’est pourquoi le phénomène  » multiplexe  » n’est pas neutre, il ne peut s’apprécier que dans le contexte économique et financier particulier où les majors américaines ont lancé une offensive de domination mondiale sur le cinéma et où nos majors françaises s’inscrivent dans cette stratégie pour leur plus grand profit. Le multiplexe correspond, aujourd’hui, au meilleur outil pour engranger du profit, quand on est soi-même producteur, distributeur et exploitant, et, qu’avec 30% des films distribués, on recueille 70% de la recette totale. Cette position de monopole leur permet de s’en servir d’abord pour  » leurs  » films mais surtout pour les films américains qui exigent de plus en plus d’écrans qu’ils occupent pendant des mois.

Recherche de la rentabilité financière des produits américains

Il n’y a pas de place pour le distributeur indépendant qui sort un premier film original français ou une oeuvre d’un grand cinéaste peu connu parce qu’il est allemand, italien, danois, indien, iranien, chinois, russe, kazakh, africain, etc. Et, pourtant, le  » multiplexe  » donne l’illusion du plus grand choix pour le spectateur du fait du nombre d’écrans, mais c’est un leurre: aujourd’hui tous les multiplexes présentent le même film américain sur plusieurs écrans: Armageddon, doublon de Deep Impact, ou l’Arme fatale 4, ou Scream 2, Black Dog, ou Grease, etc. En dehors de l’idéologie véhiculée, c’est la rentabilité financière mondiale de produits américains qui est seule recherchée. Plus d’un million d’entrées en France en une semaine, c’est plus de 40 millions de francs qui entrent dans les caisses. Cela autorise facilement l’investissement coûteux de multiplexes de 40 à 100 millions de francs. On est loin du cinéma  » qui sert à regarder et à comprendre le monde « , comme le demande depuis si longtemps Jean-Luc Godard. Mais la réalité est souvent plus complexe et contradictoire, elle recèle, elle-même, les germes de son dépassement. Car, si les spectateurs sont contraints de voir ces  » grosses machines américaines  » destinées à  » faire de l’argent « , ce sont eux également qui font le succès de Marius et Jeannette, de Y aura-t-il de la neige à Noël ? qui sont des oeuvres en phase avec le mouvement social. Ce sont ces mêmes Français qui s’opposent à l’accord concocté avec les Américains en secret sur les investissements, appelé trompeusement  » AMI « , même si, dans la pratique, les sociétés dominantes du cinéma en France ont déjà bradé notre marché, en particulier dans les multiplexes, aux Américains. Le public n’est pas dupe de la politique de ceux qui sont attachés au maximum de profits sur le cinéma et sur les produits dérivés.

Et le cinéma qui sert à regarder et à comprendre le monde ?

Une loi anti-trust est nécessaire pour défaire la concentration de leurs pouvoirs cumulés sur la production, la distribution et l’exploitation, qui rétablira dans les faits la pluralité de la diffusion, en donnant des moyens aux vraies salles de cinéma, comme aux producteurs et aux distributeurs indépendants. Un enjeu de société repose sur cette bataille de la défense de la création et de la culture française plus manifeste dans le cinéma, aujourd’hui, dans laquelle de nombreux Français d’horizons différents sont prêts à s’engager. Les exemples sont nombreux: la bataille contre le projet de multiplexe à Ivry, amenant la ville à ouvrir un grand débat public, la lutte des cinémas Utopia soutenue par le public en Avignon, celle de l’équipe des cinémas Diagonal à Montpellier, des publics et des professionnels de toute l’agglomération de Metz, etc. Toutes ces luttes, quand elles allient les professionnels, les animateurs culturels et le public, sont couronnées de succès. Il est urgent de se rassembler pour faire le point sur toutes les batailles engagées et aller de l’avant avec des projets susceptibles de réunir le plus grand nombre. Il est impossible de nous priver de notre mémoire comme de notre culture, c’est pourquoi c’est dans notre faiblesse relative que nous trouverons le plus de forces. n J. A.

* Distributeur.

1. Selon le Film français du 21/8, sur les 70 nouveaux films sortis cet été, 8 seulement sont français (NDLR).

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