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Avec la Pasionaria, Vázquez Montalbán ne prétend pas réécrire l’histoire. Il s’efforce de la comprendre. Et, au milieu de cette histoire, Dolores Ibarruri, celle qui lança, le 19 juillet 1936, le défi:  » No pasarán « .

 » Hommes : je vous aimais. Veillez !  » (Julius Fucik)

Il existe de nombreuses sources d’informations sur Dolores Ibarruri, entre autres, la célèbre autobiographie intitulée El único camino (le seul chemin), Moscou, 1963; les Memorias de Pasionaria 1939-1977, Barcelone, 1985; à quoi il convient d’ajouter une bonne centaine d’études et témoignages divers rédigés essentiellement entre 1953 et 1994 par des acteurs et des témoins de la guerre d’Espagne (1936-1939), de la défaite des Républicains, de l’exil en Union soviétique de la plupart des dirigeants du Parti communiste d’Espagne, de la venue en France, en 1945, après la défaite nazie, d’une bonne partie d’entre eux, alors que la fin de la dictature franquiste semble imminente, mais trente années encore vont devoir s’écouler avant que le vieux tyran ne meure dans son lit. Pas de recours à de nouveaux documents, d’archives par exemple. Chacun de ces ouvrages est  » un portrait de groupe avec dame « , selon le titre du roman d’Heinrich Böhl que reprend Vázquez Montalbán. Au centre, il y a la Dame, seule au milieu des hommes qui l’observent. Admiratifs, sceptiques, critiques, méfiants, envieux ou haineux, ce sont ses pairs, ses camarades, ses ennemis. Peut-être ont-ils du mal à admettre que la fille d’un pauvre mineur de Biscaye, épouse de mineur et mère de six enfants, ait pu exercer de hautes fonctions jusqu’alors réservées aux hommes, dont, de 1942 à 1960, celle de secrétaire générale d’un parti qui, en quatre années d’existence légale, acquiert une énorme importance dans la vie politique espagnole et cela dans les conditions d’une guerre civile effroyable. A Madrid, cette Dame, cette militante, a crié, au lendemain du soulèvement des généraux fascistes, le 19 juillet 1936,  » No pasarán ! « , puis, au meeting de solidarité avec le peuple espagnol qui se tient au Vélodrome d’Hiver en septembre 1936, elle déclare, au cours d’un discours, hélas, prémonitoire  » Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux !  » Le 17 octobre 1938, après que les puissances occidentales eurent refusé toute aide à la République espagnole, elle adresse un bouleversant message d’adieu aux Brigades internationales, contraintes de quitter les champs de bataille où se jouent pourtant la paix et l’avenir du monde.

Des hommes surpris par le gigantisme de la différence

Dolores Ibarruri est très belle. Certains la désirent peut-être… Séparée de son époux, Juan Díaz, elle a pris en 1936 un nouveau compagnon, de vingt ans son cadet. On ne lui connaît aucune autre liaison extraconjugale. Que lit-on dans les yeux des dizaines de  » nains  » qui l’entourent ? Il s’agit d’hommes intelligents, plus ou moins instruits, dévoués à leur cause, parfois capables d’ambition, de ressentiment, ou bien ils appartiennent à l’autre camp et se répandent en calomnies et en injures. Car, annonce Vázquez Montalbán,  » ce qui m’intéresse, c’est le regard du général Franco, de Santiago Carrillo, de Joseph Staline ou de Jorge Semprún lorsqu’ils ont rencontré Dolores Ibarruri  » la Pasionaria « , ces hommes surpris par le gigantisme de cette différence (…) je les considère dans leur relation avec le gigantisme que représenta pour eux, d’une manière négative ou positive, le mythe de cette différence, et j’analyse comment ce mythe a influé sur leur conduite « . Et l’ancien membre du PCE qu’est Montalbán, quel regard porte-t-il sur celle que, le plus souvent, il nomme Dolores, non sans respect et émotion ? Née en 1895, Dolores Ibarruri meurt en 1989. Aux moments les plus cruciaux d’un siècle tourmenté, elle sera donc Blanche-Neige, la Mère, la Reine-Mère, la  » mégère rouge « , la  » vieille dame indigne « … suivant les sentiments qu’elle inspire à des hommes fascinés. Cette lutteuse infatigable n’échappe pas aux contradictions de son époque, aux méfaits du stalinisme, à la pression de la guerre froide qui sauve le régime de Franco. En toute circonstance, elle défend l’unité du PCE, la solidarité avec l’URSS, ce qui ne l’empêche pas, avec ses camarades de la direction, de condamner, à Moscou, l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. En 1942, comme tant d’autres jeunes Espagnols, son fils Rubén est mort à Stalingrad. Désormais il ne lui reste plus qu’un enfant, Amaya. Or, elle a toujours regretté la vie de famille que son engagement politique ne lui permet pas de mener. Peut-être se sent-elle un peu lasse. Tout en insistant sur les qualités de discipline et d’organisation du PCE, Montalbán ne se prive pas de critiquer la tendance à la  » paranoïa  » et à la  » schizophrénie  » de dirigeants condamnés à vivre des dizaines d’années dans les conditions de l’émigration ou de la clandestinité, leur défiance envers des camarades luttant à l’intérieur du pays pour la reconstruction du Parti, mais hors de leur contrôle, et dont certains ont connu une fin tragique. D’autres, coupables d’enfreindre le dogme, sont exclus. Ne peut-on pas se demander toutefois si ce que l’on désignait du nom de  » subjectivisme  » n’a pas permis à ces hommes, à ces femmes, de tenir bon jusqu’à la fin de l’Etat franquiste, fin à laquelle ils ont contribué par la politique dite de  » Réconciliation nationale  » et les grandes grèves des années 50 et 60 en Catalogne, au Pays Basque et dans les Asturies ?

L’idéal communiste  » n’est pas le même que celui des abeilles  »

L’essayiste ne démolit pas le mythe de Dolores Ibarruri comme on renverse une statue. Il s’efforce de rendre au personnage toute sa dimension humaine. La Pasionaria a su parler et entraîner les foules, parce qu’elle était le coeur et la bouche des foules. D’ailleurs, autant que les plus prestigieux des dirigeants, ce sont ces combattants anonymes, prêts à tous les sacrifices pendant la guerre et dans la clandestinité, qui en ont attiré d’autres. Il faut lire le chapitre consacré au  » romantisme militant « , cet élan prométhéen qui s’est heurté au stalinisme, à  » la terreur absolue (qui) allait de pair avec un endoctrinement tout aussi absolu… Le stalinisme ne s’appuie pas seulement sur la terreur: la foi est également un de ses piliers  » (Agnès Heller). Il n’en reste pas moins que  » le mouvement révolutionnaire, dans son ensemble, a contribué de façon déterminante au progrès historique « . Non,  » l’idéal communiste n’est pas le même que celui des abeilles « , affirme Montalbán en reprenant la phrase d’Igor Afaassiev. Dès la fin des années 60, de nouvelles générations veulent changer et l’Histoire (Marx) et la vie (Rimbaud), sous le double signe de la liberté et de la démocratie. Pour terminer cet essai de vaste information et de grande intelligence critique, on lira Notices biographiques des personnages complémentaires, une magnifique Sélection de discours, rapports, déclarations et articles de Dolores Ibarruri et une importante Chronologie.

Manuel Vázquez Montalbán La Pasionaria et les sept nains Traduit de l’espagnol par Nicole Adoum Editions du Seuil, 459 p.

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