Premiers romans

Cet automne, une grosse poignée de premiers textes grattent les plaies des corps en souffrance sur les quais des sociétés, au crépuscule d’un des siècles les plus agités de l’humanité. Quelques lignes de force.

Ces interrogations violent quelques tabous que le malaise de la civilisation a réactivés, au moment où toute une génération voit son avenir estampillé par des menaces dont la brutalité se cache derrière la sécheresse des initiales, SDF, SIDA, FMI. Dès lors toute oeuvre qui transgresserait les limites du  » politiquement correct « , a fortiori un premier roman, trouve son intérêt immédiat, non pour satisfaire une curiosité sociologique légitime mais pour témoigner d’une époque et de la vitalité de la veine romanesque. Car, au bout du compte, c’est l’écriture qui laisse la trace la plus visible.

Peut-on tout transformer en matériau de fiction ?

Les huit ouvrages ici choisis sur 58 premiers romans (pour un total de 295 fictions en français) ont en commun la nausée bousculant des êtres engloutis dans le marais saumâtre du réel. Doit-on s’étonner d’être invités à la grande revue des corps se distordant, se racornissant, se consumant quand chaque journal télévisé est une litanie de violences ? Se pose la lancinante question du matériau de fiction: peut-on faire littérature de tout ? La clé, comme toujours, réside dans l’écriture. Frédérique Traverso narre les derniers jours d’adolescences s’attardant dans les embruns de la fête permanente. Ses quatre héroïnes usent des hommes et des choses avec une frénésie censée repousser à l’infini les frontières de la jouissance, celle que permet l’enfance; les sens commandent: une odeur, une caresse, la suavité d’une confiture, parfums et goût qui, ici, sont ceux du sperme ou d’une aisselle. Mais il en est des perversions comme du reste: les amateurs, les petits, les idéalistes, trouvent leur maître et perdent, avec leurs illusions, leur innocence. Wellcome dans le monde, le vrai, le dur. Les Voyoutes dans une résidence qui n’est pas sans renvoyer aux châteaux classiques des perversions commenceront à entrevoir, au fond du tunnel, l’issue (mariage, maternité) à laquelle elles tentent, inconscientes puis lucides, d’échapper. Elles se savent condamnées à emprunter la juste voie, comme Lydie la romantique du quatuor. Denis Lachaud et Félix Wolmark se projettent dans l’enfance lointaine, celle des émois troubles des premiers échanges amoureux. Le thème délicat de la pédophilie, au moment où l’affaire Dutroux a révélé l’état de délabrement de certains de nos pays (tous?) est abordé sans détours par Félix Wolmark. Comment lire, l’esprit dégagé, la relation des amours d’une institutrice et de son élève de sept ans qui partage en outre certaines de ses nuits avec la jeune bonne de la maison, amours qui n’ont rien de platoniques. L’auteur, interrogeant par touches l’histoire récente, marquée de l’indélébile tache d’Auschwitz, grâce à une élégante écriture héritée des écrivains ayant alimenté l’enfer de la Bibliothèque nationale, résout l’impossible équation. Mademoiselle Le Cubin n’est pas ce modèle de gorgone lubrique qui hanterait la main courante des commissariats. Que le roman laisse en bouche une intranquillité n’est somme toute que le lot d’une époque de confusion des sentiments et des images.

Dans le domaine du divertissement, à l’abri de la prise de tête

Denis Lachaud, reprenant la quête de l’identité et de la mémoire, pose ses pas dans ceux d’un jeune Allemand vivant en France, entouré des mensonges des adultes. Retrouver ses origines signifie, pour Ernst Wommel, subir l’épreuve de la communion des peaux. Tel un héros de la guerre de Troie, il puise son courage dans l’étreinte avec son autre moi d’outre-Rhin comme lui bousculé par les petites et grandes lâchetés de parents au passé nauséabond. Ayant appris l’allemand, Ernst aura appris son histoire et le métier de vivre, pratiquant l’exécration puis l’ascèse auprès d’un écorché, son frère de tristesse. Avec Vanessa Zocchetti on entre de plain-pied dans le domaine de la fantaisie, de la sotie. On n’est pas loin, s’agissant de la situation  » la prise de pouvoir par les culs-de-jatte et la décadence de l’empire des diminués  » d’un Mac Orlan, par exemple. Le moteur de l’existence étant le sexe, sous la bannière de Casimira, les corps tronqués retrouvent leur grandeur dans l’orgie. On baise sans frein; la faim et la soif de s’épancher, de curer dans l’étreinte les souillures de la société sont telles qu’on se dévore, revenus à l’état animal le plus primaire. Le ton drolatique, la crudité de la langue évitent l’indigestion. On reste cependant dans le domaine du divertissement, à l’abri des prises de tête. Mais l’époque ne prône-t-elle pas cette attitude ?. Au dessus du vide, s’égarant par trop dans des paysages convenus

Dominique Gilbert, qui souhaite entourer sa biographie de mystère (Dominique: homme, femme?) et Isabelle Marsay explorent les territoires inconnus où équilibre et déséquilibre, animation et inertie en viennent à se confondre tant la frontière est ténue. Il faut donc s’y risquer, au prix de sa raison, de sa vie; ou des deux, comme chez les personnages de Vincent de Swarte et Rochelle Fack, la plus jeune, avec ses 24 ans, des nouveaux romanciers. Le personnage de Dominique Gilbert meuble la vacuité de sa vie  » le suggère le wagon où la jeune fille qu’il sollicite lui montre son cul sans ciller  » se transformant en voyeur. Mais tout chez lui est prétexte; aussi ne s’aventure-t-il sur les toits, de nuit, que pour faire l’expérience des limites. En équilibre au-dessus du vide, il avance imperceptiblement vers le point de rupture, vers cette zone spatio-temporelle où on peut basculer; à cet instant précis, la mécanique des forces physiques a cédé devant les pulsions qui poussent au dépassement de soi. Avec le retour sur le plancher de la réalité, l’homme renouera avec ce détachement qui rend la vie supportable. L’auteur, analyste clinique des sentiments et situations, use d’un vocabulaire, d’une syntaxe, d’une précision quasi scientifique sans que jamais cela ne nuise au plaisir de la belle langue La jeune femme que porte à la page Isabelle Marsay cherche à revoir, prise dans une existence évoluant dans la grisaille des jours, entre gosses turbulents et vieillards concupiscents, l’éclat ultime de la jouissance de l’homme précipité dans les draps du néant pour avoir côtoyé les rivages de la petite mort. Ce roman est une autre piquée dans les tréfonds de l’individu combattant le mal de vivre par un hédonisme assumé. Il ne convainc pas, s’égarant par trop dans des paysages convenus.

Une écriture haletante pour un enfer dont on sort ébranlé

Le gardien que Vincent de Swarte isole dans un phare à une portée de jumelles de la côte est le Charon d’un enfer dont on ne sort que lourdement ébranlé. Et quand une femme, soeur de sexe et de mort, le rejoint, le piège se referme sur un microcosme encombré d’êtres naturalisés, vidés de l’intérieur et rendus à leur carapace, à leur apparence, images sans profondeur auxquelles nous a habitués la frivolité du marché où l’on fait argent de tout. La houle qui cingle la ceinture granitique du théâtre des horreurs dresse une barrière d’innocence autour des personnages. Là, on abandonne tout en entrant, on accède à la minéralité des choses. Le personnage central de ce livre aux phrases courtes, sans graisse, serial killer que guide une mission inexorable, n’est pas, en définitive, monstrueux. Il ressemble trop à ces êtres que nous fréquentons, dont nous percevons les fêlures à l’occasion d’une rencontre fortuite dans un métro ou sur un trottoir. Il nous est même si familier qu’on se prend parfois à anticiper ses réactions. La femme, enfantée par Rochelle Fack, est un précipité de toutes les douleurs, de toutes les crises qu’un corps peut développer et supporter. Ce  » Je  » erre du pic de la drogue au gouffre de la prostitution, pour s’enfoncer plus loin dans la maladie qui ronge l’organisme, née dans le sexe (tu périras par où tu as péché). La déconstruction de la personnalité, l’effritement de l’enveloppe charnelle empruntent les vingt-deux stations d’une passion frappée dès les premières phrases du sceau de la malédiction. La vie est un cancer; elle est également cet enfant que l’on expulse, l’enfant que l’on est et dont on réinvestit la peau à l’heure de disparaître. Le cri se matérialise sur la page, mots écrits en lettres majuscules, l’écriture halète, phrases sèches, sans afféterie. L’encre possède la couleur du sang et des sanies. Ce livre est violent, parfois insoutenable. Mais le monde le serait-il moins ?

Frédérique Traverso: Les Voyoutes, Grasset, 166 p., 95F.

Félix Wolmark: Mademoiselle Le Cubin, Zulma. 188 p.

Denis Lachaud: J’apprends l’allemand, Actes Sud, 206 p., 98F

Vanessa Zocchetti: Croc-en-jambe, Julliard, 190 p., 109 F.

Dominique Gilbert: Le Chemin de fer, Gallimard, 230 p., 120 F

Isabelle Marsay: Le Poisson qui rêve, Flammarion, 148 p., 80 F.

Vincent de Swarte: Pharricide,Calmann-Lévy, 180 p., 89 F

Rochelle Fack: Les Gages, POL, 152 p., 85 F

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