Vote utile, vote sanction, abstention… Les mots de l’élection

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Avec A voté, l’historien Laurent Le Gall, spécialiste de l’histoire du suffrage universel dans la France contemporaine, s’intéresse aux comportements face au scrutin. À l’approche du second tour des présidentielles, nous l’avons fait réagir à quelques termes.

Préférant à un axe chronologique une exploration transversale, articulée en partie à son expérience personnelle, Laurent Le Gall – spécialiste de la politisation des campagnes françaises au XIXe siècle et de l’histoire du suffrage universel dans la France contemporaine – rend compte dans son essai de la diversité des sens et des possibles du vote, entre parcours individuel et appartenance collective, inscription sociale ou politique. Il commente pour Regards certaines des notions majeures que la démocratie affecte à son principal rituel, l’élection.

Abstention

Travailler en termes de trajectoires en se situant au niveau des électeurs permet de constater que l’abstention ne date pas d’aujourd’hui. Dans les années 1870, on trouve par exemple dans les communes de la banlieue parisienne un tiers de votants, ou à Bordeaux, 50%. Se pencher sur ces chiffres permet de démystifier l’idée que finalement nous serions aujourd’hui dans une perspective crisologique de la démocratie. La démocratie est un rapport contractuel entre un individu, à un moment donné, et la société dans laquelle il se meut. Après, ce qui change c’est que l’abstention touche désormais même « l’élection reine » de la vie politique française, la présidentielle.

Pour le premier tour de la présidentielle, des pronostics annonçaient une abstention basse et je n’ai pas été fondamentalement surpris qu’elle tutoie seulement les 20%. On peut toujours critiquer le vote, appeler au tirage au sort, etc., mais ces chiffres prouvent que, à sa manière, l’habitus électoral fonctionne encore. Ce qui ne signifie pas que l’on va voter à toutes les élections. Derrière le marché électoral que constitue le vote, il y a des transactions, des raisons extrêmement différenciées vis-à-vis du politique. Ces enjeux individuels sont connectés à des intérêts de classe, associatifs, culturels.

Évidence et énigme

Cette idée du vote « comme évidence et comme énigme », qui vient du professeur en sciences politiques Michel Offerlé, renvoie à tous les commentaires que génère le vote. D’une certaine manière, l’électeur vote deux fois : il vote matériellement lorsqu’il glisse un bulletin dans l’urne, mais aussi lors des résultats. Là, les sondeurs, les commentateurs, les chroniqueurs, les historiens, les journalistes, etc. ne cessent de dire comment il a voté, produisant un amalgame de discours qui viennent surenchérir sur le vote.

Les positions énonçant « l’électeur est comme ci », « les citoyens sont comme ça » sont problématiques, elles essentialisent l’électeur sans rendre compte de la pluralité des façons d’aborder le politique. Toute politique est un lieu d’énonciation, un lieu discursif, et les électeurs ont diverses positions quant à ce que devrait être une élection, en fonction de leurs histoires, de leurs trajectoires, de leur capital social, politique ou culturel. Le vote est une sorte de négatif, au sens photographique, de ce que l’on est, de ce qu’est la société. Pour comprendre ce que veut dire « voter » pour la plupart des concitoyens, il faut retirer toutes ses couches de discours, en ayant à l’esprit que derrière la notion d’électeur se trouve une pluralité d’actes et de pensées du politique.

Alternance

En 1981, l’alternance correspondait à une alternance entre la gauche et la droite. Aujourd’hui ce qui est fascinant – et en tant que citoyen désespérant et angoissant –, c’est que l’alternance peut être pensée non plus sur ce mode gauche-droite, mais sur un mode de parti ou de démocratie partidaire. Cela avec un parti, le Front national, qui ressemble à n’importe quelle formation politique… sauf dans le rapport qu’il entretient à la démocratie. Qu’un certain nombre de citoyens puissent penser que l’alternance, ce peut être cela, constitue l’un des grands changements de ces élections.

Vote utile

Les commentateurs adorent utiliser des catégories pour essayer de mieux faire entendre et comprendre ce qu’est un fait social. Mais à partir du moment où l’on vote, c’est bien que l’on considère ce geste comme utile. Il y a un effet de croyance, qui peut être complètement intériorisé sous la forme d’un habitus. D’une certaine manière, l’utilité du vote est présente dans notre patrimoine électoral commun. Et puis la question du vote utile repose sur l’idée que l’électeur se met dans un fonctionnement rationnel et stratégique. Or les enquêtes sociologiques nous mettent en garde contre cette image d’un électeur obligatoirement rationnel. Il peut l’être, mais il l’est aussi en fonction de capitaux culturels, sociaux, etc. qui font que nous sommes tous inégaux devant la manière dont on perçoit ce qu’est un vote utile.

L’une des vraies questions est vote-t-on pour, ou contre ? Vraisemblablement, dans nos trajectoires électorales, nous avons parfois voté pour, mais avons-nous toujours voté « pour » à 100% ? Cela valait peut-être pour des partis forts ayant institué un lien de fidélisation puissant entre le parti, le programme et le débouché social qu’il incarnait, comme le Parti communiste après la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, nous votons sur des points qui nous intéressent, qui nous semblent utiles, mais nous votons également contre. À titre d’exemple, nombre d’électeurs de gauche se sont déplacés aux primaires de la droite pour voter contre Nicolas Sarkozy.

Tirage au sort

Comme le dit très bien l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon, le propre de la démocratie, c’est de s’inventer. Imaginer des dispositifs, les raffiner constitue le propre de l’ordre démocratique, c’est à la fois sa force et sa faiblesse, et c’est en cela qu’il est intéressant. Après la question c’est : que faisons-nous de ces dispositifs ? Comment peuvent-ils s’intégrer dans un espace social ? Penser un tirage au sort repose sur l’idée que tout le monde est intéressé par la politique. Or, la politique intéresse d’abord ceux qui ont un intérêt dans la politique (une idée développée par le sociologue Patrick Champagne). Et cela suppose également des compétences, une politisation, un intérêt pour l’espace politique.

Prenons l’exemple de la démocratie participative : lorsqu’elle est mise en place, son intégration dans l’espace social est difficile et l’on constate que la plupart des personnes qui investissent les conseils et les instances de décisions sont majoritairement issues des catégories socio-professionnelles favorisées (CSP+), ou des militants politiques. Finalement, il n’y a pas grand-chose de nouveau. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas travailler sur ces questions de mobilisation, mais il faut avoir conscience que le vote est un acte évident. Il est facile d’aller voter – c’est pour cela aussi que cela marche – et détrôner cette démocratie électorale fonctionnant sur un acte simple, quand bien même il a des conséquences fondamentales, n’est pas chose aisée.

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