Mort il y a un peu plus d’un mois, le Cubain Santiago Alvarez était un des grands cinéastes de ce temps. Pas seulement, comme cela fut écrit dans les rares journaux qui annoncèrent sa disparition, un grand documentariste. Il avait en effet consacré sa vie à ce « genre », mais il restera, pour tous ceux qui ont eu la chance de connaître un peu de son oeuvre, un inventeur de formes. Chargé en 1960 du Noticiero ICAIC latino-américain, le journal d’actualités de l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques, il héritait d’un outil obsolète, sans moyens, le développement d’une cinématographie cubaine n’ayant jamais été le souci premier de Fulgencio Batista, le dictateur qu’avait chassé un an auparavant la rébellion castriste et qui pensait que les « Actualités » américaines étaient forcément meilleures pour son pays et lui-même que tout ce qui aurait pu être produit dans l’île. Maigres archives, pas d’argent pour entretenir des correspondants à l’étranger, peu de cinéastes formés (lui-même venait de la radio où il était en charge d’émissions musicales) et, pourtant, une ambition qui pouvait paraître hors de mesure dans de telles conditions: celle de l’ICAIC de donner non seulement aux gens de Cuba, mais à tous les peuples d’Amérique latine des nouvelles de ce mouvement de libération qui soulevait le monde en ces années soixante, des Caraïbes au Vietnam. Au festival » Côté court » à Pantin, en Seine-Saint-Denis, au mois de juin, on a pu revoir, dans un hommage à Santiago Alvarez, quelques-unes de ces bandes d’actualités tournées début des années soixante, Mort à l’envahisseur (1961) sur la déroute américaine après le débarquement à la Baie des Cochons ou Ciclón (1963), à propos du cyclone qui ravagea l’île cette année-là. Des poèmes: quelque chose entre la hâte fiévreuse d’Agrippa d’Aubigné et le lyrisme de Dovjenko. On ne peut oublier le début de Ciclón: cueillette du café, coupe de la canne à sucre, soins aux animaux d’élevage arrivent en plans successifs, assez bucoliques pour qu’on puisse éprouver un moment la crainte de se trouver devant un film soviétique « productiviste ». Mais ces plans sont rapidement repris l’un après l’autre pour être brutalement stoppés par un arrêt sur l’image: le cyclone arrive. La vie, comme l’image, va s’arrêter avant de prendre un autre cours: celui d’une lutte implacable. On ne saurait mieux et plus cinématographiquement dire. Michel Cardoze, qui fut du journal » et de l’aventure » qui précéda celui où nous sommes, Révolution, conseillait à un journaliste débutant de lire d’abord Pylône de Faulkner. Il ne serait pas mal que les journalistes de télévision voient Ciclón. En manque de moyens matériels, Alvarez et toute son équipe (car ils sont très nombreux, ceux qui ont collaboré à ces films) durent » et surent » en militants décidés à lutter avec les armes du cinéma, puiser dans le patrimoine commun de la révolution en ce siècle, des chansons de Victor Jara, aux collages photographiques de John Heartfield, du » ciné-oeil » de Dziga Vertov aux Protest Songs de Lena Horne et faire oeuvre personnelle qui, hors des circonstances de « l’actualité », atteint le spectateur d’aujourd’hui. De l’URSS des débuts à Cuba des années soixante, les révolutions furent aussi des révolutions dans les formes. Plus tard… C’est un livre habité par la mort. Héloïse, qui l’ouvre, dit à Abélard: » J’aime ce qui reste de nous. » Peire Cardenal, » le plus centenaire des troubadours « , homme véhément s’il en fut, dit avoir abandonné la partie, le fantôme de Louis Althusser le traverse, Héloïse le clôt avec ce dernier vers: » Déjà les figuiers pourrissent « . Il y a plusieurs manières, à coup sûr, d’ouvrir son journal intime, de se laisser aller à la confidence. Henri Deluy, avec ce recueil, Da capo, dont le titre signifie, pour les musiciens, qu’on reprend tout au début, le fait à sa façon. Ou fait semblant, ou on fait semblant de faire semblant: jamais mieux qu’ici n’auront été brouillées les pistes, ajustés les masques, brassés les genres, de la recette de cuisine au pamphlet politique. De même que, sur la carte d’une géographie marseillaise précise, entre Saint-Loup et La Barasse, entre le premier camion-pizza et le goût des choses de la mer, viendront s’inscrire les traces ultérieures d’un poème que le traducteur fait sien, ajoutant ainsi des pages étrangères à sa biographie. Ainsi s’écrit une vie. » Pour parer à la confession, le semblant Des conversations entendues, les déplacements D’un point à un autre » écrit Henri Deluy. Sur ses gardes, toujours. Citons encore: » Pas trop d’images plaisantes (pas D’images plaisantes), pas trop De trouvailles plaisantes (pas De trouvailles plaisantes) ni D’humour secret. » C’est, bien sûr, cette constante retenue dans l’écriture, comme le soin apporté à la construction de ce » vrai-faux journal » qui en font tout le prix. Le poignant. La mort ici n’est pas affaire de rhétorique. Elle travaille tout ce texte âpre. Un homme secret se livre en se cachant.
Jésuite, psychanalyste, Denis Vasse vient de publier (éditions du Seuil), sous le titre passablement « mélo »: la Souffrance sans jouissance ou le martyre de l’amour, un petit et très curieux livre sur » Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face » (tel est le sous-titre). Ce double titre sur la souffrance et le martyre mérite qu’on s’y arrête, car il y a là sans doute le fond même de l’intérêt du psychanalyste, pour la » petite Thérèse » (ainsi aimait-elle se faire appeler) que ses histoires de « pétales de roses » et les innombrables « chéris » dont elle fleurit sa correspondance pourraient faire passer, si l’on s’en tient à l’hagiographie courante, pour un peu « gnangnan ». Ceux qui ont lu Jean de la Croix, poète mystique du dix-septième siècle (les autres ont l’occasion de le faire avec l’édition bilingue » de poche et pas chère » de Poésie/Gallimard) savent avec quelle jouissance, justement, le poète de « Flamme d’amour vive » offrait sa souffrance à son Dieu. Et ainsi des mystiques en général. Tout autre est Thérèse, née à Alençon en 1873 et morte à vingt-sept ans au carmel de Lisieux où elle avait fait profession en 1888. » Elle n’a rencontré, écrit Denis Vasse, qu’amertume là où des âmes plus fortes rencontrent la joie » j’écrirais ici plus volontiers le mot jouissance » et s’en détachent par fidélité. » Et si le psychanalyste s’attarde à la petite enfance de Thérèse, qui ne fut en effet que souffrance, de la peur de sa mère de la perdre à la naissance à une anorexie dont ne la sauvèrent que la robustesse et l’affection d’une nourrice (elle s’appelait Rose Taillé) et l’on voit mieux, avec l’auteur, d’où venait cette « pluie de roses » que la jeune carmélite souhaitait voir arroser la terre, à la mort de sa mère et la séparation d’avec ses soeurs, le jésuite, lui, sait lire en chrétien les textes mêmes de la sainte, et ne pas bricoler un mixte lacano-religieux dont on sait combien il peut, chez d’autres, se soûler de fadeur. Il en fait lire, au-delà même du langage souvent convenu, la fraîcheur un peu sauvage, celle-là même, on peut le noter en passant, qu’un mécréant comme Alain Cavalier avait su rendre avec son beau film, Thérèse. Denis Vasse le signifie clairement: « Nous ne voulons pas dire ici, écrit-il, que les manuscrits de Thérèse sont l’équivalent d’une cure analytique (cela ne voudrait pas dire grand-chose). Mais cela nous autorise à une lecture psychanalytique du discours de Thérèse, une lecture à la lumière de la compréhension dont la psychanalyse donne les clés. » On lui sait gré de ne pas » expliquer » Thérèse, de ne pas soumettre sa sainteté à l’épreuve de la cure, mais de faire mieux comprendre ce personnage hors du commun, cette adolescente maladive devenue docteur de l’Eglise. De la faire aimer.
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