Amour en mai (68)

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Molosse mordantDepuis quinze ans j’écris des romans noirs. Des intrigues où la haine, le désespoir se taillent la part du lion et n’en finissent plus de broyer de pauvres personnages auxquels je n’accorde aucune chance de salut. Chacun s’amuse comme il peut. J’ai en envie de rompre avec l’habitude de m’octroyer un moment de répit. De remonter dans le passé. D’évoquer les banderoles, les slogans, les drapeaux rouges, les manifs. Et surtout de raconter une histoire d’amour. La mienne…  » Ainsi Thierry Jonquet explique-t-il le projet de son roman Rouge, c’est la vie: quitter un moment le monde très noir qui d’habitude le hante et l’inspire pour s’offrir une excursion du côté de 68 et des années d’enthousiaste activisme qui suivirent. Mais Rouge c’est la vie est aux antipodes de la noria d’ouvrages supposés fêter les trente ans d’un joli mois de mai  » notons qu’on fête les révoltes quand elles sont loin de nous  » il n’y eut presque rien à l’occasion des vingt ans. Commémorerait-on pour mieux enterrer ? Le ton n’y est ni cynique ni désabusé, ni donneur de leçons, à peine un brin nostalgique. On y goûte, simplement, la fraîcheur sauvage de ces années de subversion où toute une jeunesse, qui écoutait Dylan et les Stones, délaissait les Gaffiot pour aller aux manifs, espéra que les tempêtes surgies d’un peu partout allaient faire basculer le vieux monde. Victor et Léa, les protagonistes de ce roman, partagèrent cette utopie. Lui chez les trotskistes, à Paris. Elle chez les sionistes socialistes, au kibboutz. Puis se rencontrèrent un jour de 1973, par l’entremise de Monsieur Hasard dont les burlesques interventions répétées au fil des pages donnent à cette histoire d’amour et de révolte un caractère extrêmement drolatique. Il y a donc de l’humour, de la cocasserie dans Rouge c’est la vie  » notamment lorsqu’on évoque certaines péripéties militantes de Victor  » beaucoup de tendresse aussi au sens fort du terme: on y croise de l’affection, de l’amitié, un sens aigu de la communauté humaine. Des valeurs communistes, donc. Et c’est aussi, sous forme de balade, un livre de mémoire: celle d’abord d’un aspect méconnu du mouvement ouvrier, les débats et les oppositions entre Lénine et le Bond, le parti socialiste juif, et l’évolution de ce courant atypique. Mémoire récente aussi celle-là presque jamais évoquée par les journalistes ou les écrivains, les années 70, l’occupation de Lip, gérée par ses seuls travailleurs, l’Unité populaire victorieuse au Chili et bientôt écrasée, les crimes de France et les mobilisations ici, tant d’autres faits encore qui rythmaient nos jours et nos nuits. Une mémoire que se sont efforcés de mettre sous le boisseau tous ceux qui  » rentrèrent tout doucement dans le rang, les uns après les autres. (…) Triomphe des renégats (…) revanche des carriéristes. (…) heure de gloire pour les nouveaux philosophes. Un sentiment de noyade (…) Restait à vivre le dos au mur dans une société devenue folle. en resserrant les rangs.  » Les Victor et Léa qu’on quitte à la fin du livre n’ont, eux, rien renié ni oublié. Avec leurs proches, au contact d’une jeunesse toujours assoiffée d’égalité et de justice, « ils se retrouvent dans la rue, côte à côte, pour marcher, comme autrefois. Contre l’extrême droite, pour les sans papiers, les sans toit, les sans droit « . Avec une fidélité qui permet, une fois le livre refermé, de voir, toujours, la vie en rouge. n H. D.

Thierry Jonquet, Rouge c’est la vie, Seuil,  » Fiction et Cie », 174 p., 95 F

Molosse mordant

Pierre Bourgeade, on le sait, est friand de transgressions en tout genre. On ne sera donc pas étonné que cet auteur décide soudain de passer la ligne qui, chez Gallimard, sépare la « blanche » et la « noire ». D’autant que des pans de son oeuvre ont manifesté un intérêt certain pour le délit ou pour le crime. Qu’on pense à Vincent Dufourcq, fils d’un libraire bayonnais, quittant la France pour l’Argentine et y devenant un hors-la-loi (l’Empire des livres); que l’on se rappelle simplement le tueur de prostituée de la nouvelle Une nuit, ici… Et puis l’auteur des Mémoires de Judas et d’un accouplement Sade-Sainte Thérèse d’Avila ne saurait être tout à fait innocent !

Ainsi nous arrive Pitbull, qui met en scène un jeune tueur à gages, dandy cynique dont la froideur d’âme n’est qu’un reflet du monde qui l’entoure. Recruté sur petite annonce pour exécuter une star du cinéma, notre homme décide de retourner le contrat à sa manière et de convoiter beaucoup plus d’argent qu’on ne le lui en proposait. Mais comme ce monde est pourri, on y déniche sans mal pire engeance que soi; ainsi le tueur va se retrouver doublé par des complices, et entreprendre alors de se venger le plus durement possible. On le voit, ce sont des thèmes classiques que revisite cette Série Noire. Mais avec un tempo qui tient en haleine jusqu’au bout, avec une élégance de style qui crée d’emblée un vrai plaisir de lecture. Les thèmes chers à Bourgeade, les flirts entre Eros et Thanatos, sont ici bien présents, dynamisés par le rythme du polar. Et outre le narrateur, quelques personnages hors normes nous restent en mémoire, tel l’abominable Toto, nain albinos à la gueule de pitbull, exécuteur des basses oeuvres que lui confie sa mère, une tenancière de maison close renommée. Mais, entre noirceur et fantaisie, l’auteur n’oublie pas ses dénonciations de toujours du pouvoir politique et des manipulations. Ainsi, une mémorable séquence contient-elle une charge au vitriol contre les médias du monde occidental,  » pour qui l’absence d’une star à un dîner passe évidemment avant les guerres, massacres, génocides, épidémies, famine et horreurs planétaires en tout genre qui sont devenus le pain quotidien de l’opinion « . Décidément, ce Pitbull ne manque pas de mordant. Et, même s’il ne s’agit que d’une incursion éphémère, le noir va bien à Pierre Bourgeade.

Pierre Bourgeade, Pitbull, Gallimard/Série Noire, 140 p., 30 F

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