A mort les enfants

La littérature policière, comme on disait autrefois, n’a pas dit son dernier mot. Certains la croyaient épuisée. Erreur. Dans les derniers mois plusieurs nouvelles collections de polar ont vu le jour. Pour l’été, voilà quelques noms, quelques livres qui témoignent de sa vitalité, Thierry Jonquet, Pierre Bourgeade, Jean-Claude Izzo, Gérard Delteil, et aussi le premier polar beur signé Mouloud Akkouche, et quelques autres encore…

Je vous préviens, c’est un véritable poème… « , murmurait, livide, l’inspecteur Dimeglio au commencement des Orpailleurs, Série noire publiée il y a cinq ans par Thierry Jonquet. Et ce que le flic voulait ainsi exprimer, c’était le côté incroyable, inénarrable du meurtre rituel qu’il venait de découvrir. Le début de Moloch  » où l’on retrouve certains protagonistes du roman précité  » nous met d’emblée un cran au-dessus:  » Ils étaient là, pataugeant dans la boue, hébétés, certains pleurant, d’autres hagards, les mains tremblantes, la gorge nouée par le dégoût, la pitié, la colère, la honte, un mélange confus de ces sentiments si voisins…  » Des hommes désarmés face à un indicible spectacle: les corps à moitié calcinés de quatre enfants bâillonnés et enchaînés, l’un d’eux brûlé vif dans une tentative de fuite désespérée. Dans les têtes, malgré l’effroi, les questions fusent: qui, et pourquoi, les séquestrait ainsi dans une maisonnette dressée au fond d’un terrain vague, tout près de la porte de la Chapelle ? Et pourquoi supprimer ainsi, à coups de cocktails Molotov, des êtres que l’on « entretenait » jusque là, même misérablement ? Enquêteurs des deux bords  » police et justice « , confrontés ce matin-là à une des pires saloperies du monde, vont se lancer dans une traque sans merci à travers la ville lumière devenue soudain cité des morts. Mais, en adepte des constructions savantes, l’auteur ne se satisfait pas d’une  » chasse  » classique que l’on suivrait plan par plan.

D’autres personnages et d’autres histoires interfèrent bien vite, qui donnent d’autres éclairages, fournissent de nouveaux indices et provoquent d’imprévus rebondissements. Il y a Charlie, passé de la carrière militaire à la débrouille sans domicile fixe, qui recueille Hélèna, gamine roumaine survivante du massacre de la Chapelle; Charlie que les atrocités vues au Rwanda après le génocide ont irrémédiablement ébranlé, et que la soif de justice va transformer en vengeur impitoyable… Autre décor, l’hôpital Trousseau, lieu clos où une autre affaire touchant un enfant alerte le personnel médical qui fait intervenir certains de nos enquêteurs: comment expliquer les incroyables accès d’hypoglycémie d’une fillette pourtant guérie, si ce n’est pas l’intervention d’une main criminelle ? Et là aussi, qui et pourquoi ? Faits divers horrifiques du quotidien, spectaculaires ou dissimulés, ces calvaires d’enfants renvoient directement au titre du roman, ce dieu terrible à qui l’on sacrifiait des enfants. Chez les Carthaginois, par exemple, on chauffait à blanc la statue de Moloch et l’on mettait un jeune garçon entre ses bras; celui-ci mourait dans des souffrances atroces et les grands prêtres se targuaient de lire l’avenir en décryptant les mouvements de la victime !

En utilisant cette allégorie, Jonquet nous renvoie à notre présent: ce siècle, qui a connu tous les déchirements, meurt dans la honte et dans l’ignominie s’il permet qu’on traite ainsi ses enfants, son propre avenir. Enfants martyrisés, enfants réduits à l’esclavage, à la mendicité, à la délinquance, enfants sacrifiés, et cela au sein même des sociétés dites civilisées, c’est la marque d’une insupportable régression vers la barbarie. A l’instar des Américains Russell Banks (Sous le règne de Bone, De beaux lendemains…) ou Stewart O’Nan (il faut lire absolument les deux romans magnifiques de ce jeune auteur, Des anges dans la neige et Speed Queen, aux éditions de l’Olivier), Jonquet pousse ici un cri d’indignation et de colère, ce genre de cri que les grands romans noirs savent répercuter avec toute leur force d’impact littéraire. Qu’on ne s’y trompe pas: Moloch n’est pas un plaidoyer; le romanesque, le sens du suspense auxquels l’auteur nous a depuis quinze ans habitués sont ici intacts, et peut-être même décuplés.  » Du grand art dans la noirceur cauchemardesque « , écrivait excellemment le spécialiste du polar Michel Lebrun, à propos de l’oeuvre de Jonquet. Ici le propos trouve sa plus grande pertinence.

Et puis autre chose s’affirme, qu’on sentait déjà dans les Orpailleurs. L’observation extrêmement précise des milieux (hôpitaux, magistrats, policiers…), la solidité des enquêtes, l’épaisseur de ceux qui les mènent font penser que nous nous trouvons, avec ces deux livres, à l’orée d’une chronique criminelle qui serait l’écho dans notre Hexagone de la talentueuse série new yorkaise d’El Mc Bain (le 87e district). Le divisionnaire Rovère, la jeune pro Nadia Lintz, l’ineffable inspecteur Choukroun… On s’est attaché à ces personnages qui n’ont rien de héros mais autopsient à leur échelle notre monde et tentent modestement d’en panser quelques plaies. Pas si éloignés peut-être, dans leur appréhension de la vie, de cette militante écoeurée par le stalinisme, mais qui explique à Rovère, au cours de l’enquête:  » J’ai continué à militer, parce que je peux pas supporter les SDF au coin des rues, les villes entières condamnées au RMI, les gosses qui souffrent de saturnisme aux portes de Paris à force de vivre dans des immeubles insalubres ! Retour à la case départ, mais cette fois sans illusions. Parce qu’il n’y a pas d’autre issue.  » n H. D.

Thierry Jonquet, Moloch, Gallimard Série noire, 382 p., 41 F

1. De 1973 à 1988 et pour 6 types de  » sorties « , théâtre, danse, musique classique, expositions temporaires et muséales, visite d’un monument historique.

2. Olivier Donnat et Denis Coigneau, les Pratiques culturelles des Français, 1973-1998. Editions la Découverte-la Documentation française, 1990. Cette étude a été réalisée par le Département des études et de la prospective du ministère de la Culture.

3. Olivier Donnat, les Français face à la Culture. Editions la Découverte, coll. Textes à l’appui/Série sociologie, 1994.

4. Dans la première liste des membres de ce Comité, diffusée par le ministère le 9 juin 1998, parmi les 22 personnalités appelées, on ne trouve aucun des 133 cinéastes ayant signé, en avril dernier, le texte dénonçant  » la politique répressive du gouvernement  » vis-à-vis des sans papiers, et ni le nom de ceux qui, en mai dernier, les ont  » parrainés « . Le  » parrainage  » a été lancé par Patrice Chéreau, Jean-Luc Godard et Stanislas Nodey. Ce dernier ouvrait à cette opération le théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, qu’il dirige et où il assume les  » responsabilités sociales  » évoquées par la Charte mais pour qui, manifestement, le  » devoir civique  » va bien au-delà.

5. Dans le Figaro du 9 juin 1998.

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