La rhétorique du « vote utile » est peut-être plus puissante que jamais dans cette campagne présidentielle, et on continue à présumer « l’influence des sondages ». Ces notions reposent pourtant sur des raisonnements biaisés quant au comportement des électeurs.
On accorde notre attention à la notion de « vote utile » parce qu’en 2002, c’est apparemment la dispersion des voix à gauche qui avait causé l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour. Ce n’était tant pas parce que 4.804.713 de personnes avaient voté FN, mais parce que trop d’individus ont choisi un bulletin “inutile” (soit autre chose que Lionel Jospin), que Jacques Chirac a été confronté au père de Marine Le Pen en finale.
Dans cette perspective, l’influence des sondages paraît manifeste : devient « utile » le vote qui appuie les chances du candidat le mieux placé, et « inutile » la voix pour celui qui n’arrivera (sans doute) pas au second tour. Le caractère auto-réalisateur des sondages se trouve renforcé, car en effet, le mieux placé se retrouvera, grâce au vote utile désigné par le sondage, encore mieux placé que dans le sondage. Mais il y a des problèmes.
Première faille
Cette logique apparemment solide repose sur trois failles. La première est l’illusion de croire qu’un vote puisse être efficace. Aussi central soit le nombril de chacun des électeurs, il est clair qu’une voix ne modifie jamais rien au résultat final. Que l’on aille, en tant qu’individu, voter ou non, ne changera rien à l’affaire. L’arrivée au second tour ne se jouera pas à notre voix.
L’objection du lecteur sera immédiate : « Si tout le monde se dit ça… » Même si tout le monde ne se dit pas ça, la crainte est fondée. En affirmant qu’aucun vote isolé n’est utile en lui-même, on peut décourager tout le monde, et pour le coup, si tout le monde déduit de l’inefficacité d’un vote l’inutilité d’aller voter, cela change beaucoup de choses : plus personne ne vote. Donc il vaut apparemment mieux ne pas dire ça, et considérer qu’un vote, sur les millions que recevra un candidat, est “une pierre à l’édifice”, utile en ce sens-là.
Voilà notre orgueil rassuré, et on pourra bien, si l’on veut le consolider, aller voter à 9h du matin plutôt qu’à 19h, puisqu’à cette heure-ci tout sera joué. Mais il ne s’agit là que de considérations psychologiques : le fait est, si l’on ne va pas voter, que les autres iront quand même, et la logique des nombres, elle, est que notre vote isolé ne sert à rien de décisif, même à l’ouverture des bureaux de vote (bonne nouvelle : si le vote individuel n’a guère de valeur arithmétique, il a d’autant plus de valeur éthique).
Deuxième faille
Deuxième faille : le vote utile est un pari triplement risqué. C’est 1) le pari que les sondages disent quelque chose de vrai au sens où ils seraient prédictifs : si on s’appuie sur ce que les sondages expriment, c’est qu’on considère que ce qu’ils annoncent va s’appliquer. Saurions-nous dire précisément sur quoi repose cette confiance ?
Certes, elle ne repose pas sur rien du tout. Il n’est pas non plus absurde d’accorder du crédit aux sondages. Même s’ils se sont apparemment trompés récemment (« apparemment », car on n’est pas obligé de considérer qu’ils se sont trompés, on va y revenir), et sans même entrer dans les considérations techniques sur le sérieux des méthodologies des instituts (on attend toujours davantage d’éclairages de la part des médias, à ce sujet), l’histoire récente montre de nombreuses correspondances entre ce que les sondages annoncent et ce qui se passe effectivement. En ce moment, on peut par exemple considérer que le succès croissant de Jean-Luc Mélenchon est effectif en réalité.
Mais même en considérant que les sondages sont un reflet relativement fidèle de la réalité, le vote utile est 2) un pari que ce que décrivent les sondages sera stable. Qu’est-ce qui nous pousse à considérer que ce cette réalité sera durable ? Notre propre intention de vote utile ? Enfin, c’est 3) le pari que d’autres feront le même choix de “l’utilité” (le vote pour le mieux placé). On fait confiance à ses concitoyens, on se dit qu’ils vont faire la même chose, on est serein, on n’envisage pas que les autres électeurs vont se dire : « Untel est annoncé au second tour ? Insupportable, je vais voter pour tel autre ». Mais qu’est-ce qui fonde cette assurance ? Ce qui nous pousse à faire tous ces paris est la troisième et dernière faille contenue dans l’idée de vote utile.
Troisième faille
À partir du moment où les sondages sont publics, que se passe-t-il ? Ils influencent. Toute personne tentée par le vote utile ne peut contester, sauf à entrer en contradiction avec elle-même, que les sondages, en identifiant des favoris, ont eu sur elle une influence un tant soit peu significative. Puisque voter utile signifie : décider de mettre une pierre à l’édifice du mieux placé, et se sentir utile en contribuant à l’arrivée de cet édifice au second tour, il faut nécessairement avoir admis qu’il y avait un mieux placé – c’est là l’influence des sondages : ils ont identifié le mieux placé. Mais cela repose sur un présupposé regrettable, voire insupportable.
Comme n’importe quelle information, les sondages influencent. Mais la notion de vote utile nie une donnée qui a son importance : chacun est libre de réagir au sondage comme il l’entend. Il n’y a pas de nécessité à réagir à un sondage d’une façon ou d’une autre (et notamment, en se sentant obligé de consolider ce que le sondage présente). Deux réactions contradictoires à un même sondage peuvent être aussi « logiques » l’une que l’autre.
Prenons l’exemple d’un sondage annonçant que oui, notre pays va vouloir rester dans l’Europe: n’est-il pas aussi logique de se sentir conforté dans son vote (et d’aller d’autant plus joyeusement déposer son bulletin dans l’urne), que de se dire: « Eh bien, pas la peine d’aller voter, c’est gagné » ? Quant à celui qui allait voter non : va-t-il être découragé, ou revigoré par le sondage qui l’annonce perdant ? À cette question, c’est à celui qui lit le sondage de répondre. Ce n’est pas le sondage seul qui décide de l’influence qu’il a. C’est au lecteur du sondage de décider de ce qu’il fait de cette influence.
Conclusion
Si ça se trouve (qu’est-ce qui interdit de le penser?) Donald Trump a gagné non pas « bien que » les sondages l’aient annoncé perdant, mais “parce que” les sondages l’ont annoncé perdant : peut-être ces sondages ont-il remobilisé tous les électeurs républicains qui ne voulaient surtout pas de Hillary Clinton? Et peut-être que dans le même temps, les électeurs de Bernie Sanders (qui ont été écœurés en apprenant que Clinton avait eu les questions avant un débat avec leur champion), ont considéré, en lisant les sondages, qu’ils pouvaient s’épargner le malaise de voter Clinton et éviter Trump néanmoins ? Pour la bonne et simple raison qu’il influence ceux qui le lisent, un sondage ne peut pas être prédictif.
Bilan : le vote utile est triplement dérisoire. Il veut croire qu’il fera pencher la balance, il part du principe qu’un sondage est prédictif, il nie la liberté des gens de réagir librement à un sondage. En vérité, un bulletin ne changera rien, on ne sait pas ce que feront les autres, et ces derniers pourraient tous décider, dans l’isoloir, de voter par conviction plutôt que pour le mieux placé.
Moralité : quitte à ce que le vote soit inutile et isolé, autant qu’il nous plaise. Si ça se trouve, tous les autres vont faire de même.




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