Un modèle culturel qu’on dit en crise, une Charte impérieuse, une réforme administrative lourde, la déconcentration budgétaire, l’arrivée du FN à l’exécutif de certaines régions, la solidarité avec les sans-papiers: les gens du spectacle sont au centre d’une réflexion qui dépasse leur pratique artistique.
Voilà un an, Catherine Trautmann, fraîche titulaire du ministère de la Culture, arrivait en Avignon, précédée d’une annonce qui allait gâcher sa rencontre avec le Festival et les créateurs du spectacle vivant: Dominique Strauss-Kahn venait de confirmer l’annulation de 1,3 milliard de crédits du ministère de la Culture, mesure décidée par le gouvernement d’Alain Juppé. C’était un avertissement: bien que la culture fût déclarée priorité par Lionel Jospin, la ministre ne devait s’attendre, comme il est de tradition, à aucune bienveillance de la part de son collègue de l’Economie et des Finances. La cohérence de l’action gouvernementale se trouvait prise en faute sous deux aspects: il était pour le moins paradoxal de confirmer l’élagage d’un budget que le premier ministre déclarait vouloir amener à 1% du budget de la nation; il n’était pas moins inconséquent de vouloir mettre la culture au contact de l’exclusion sociale et économique, de la reconnaître comme » l’âme de la démocratie » et d’emblée lui rogner les moyens d’assumer ces missions. Catherine Trautmann se voyait alors obligée à un exercice forcé déclarant devant son auditoire avignonnais: » Je suis venue ici pour discuter publiquement de la situation catastrophique du ministère de la Culture laissée par mes prédécesseurs » et par ailleurs assumant » le budget de 1997 parce que j’ai l’intention que ça change[…]Tout ce que vous pouvez dire, écrire, même en m’admonestant, je le porterai pour convaincre les politiques et Bercy que le moment est venu d’une vraie rupture dans la politique culturelle « . Il furent une quarantaine, dans un premier temps, à signer une lettre à Lionel Jospin, metteurs en scène, directeurs de structures culturelles subventionnées, chorégraphes, comédiens qui, précisant qu’ils ne se mobilisaient pas pour » défendre uniquement [leurs] subventions « , formulaient un certain nombre de demandes dont trois, au moins, sont au fil des mois devenues d’une irritante actualité: » Geler les mesures de déconcentration des crédits et prérogatives du ministère de la Culture tant qu’un véritable réseau national n’aura pas été requalifié; annoncer un plan clair et rapide afin de redonner une dynamique à la politique de création et à sa diffusion dans le pays; faire en sorte que les créations de l’imaginaire, les aventures des corps, des mots et des images, permettent au plus grand nombre de vaincre la régression culturelle et relationnelle qui nous menace. » Il fallait comprendre ce dernier point par son explicité: » A quoi bon, en effet, lutter contre le Front national par des prises de position morales, si nous n’entreprenons pas de faire activement circuler du sens dans tous les secteurs de la société. » Il y avait là, en filigrane, trois questions clé: celle de l’argent public de la création, la question du public et celle de la culture et de la création impliquées dans un immédiat politique qu’une politique culturelle ne saurait à elle seule contenir, c’est ce qu’on voit dans les régions où le Front national a été appelé en renfort.
La question du public, c’est pleinement celle du service public de la culture et de l’argent que la nation y consacre. Il s’agit de la légitimité de ce service public, de sa définition, de son rôle qui, pour certains, ne sont pas acquis, la pérennité du ministère de la Culture n’étant pas un impératif. Le » modèle culturel français » étant déclaré en crise par les uns et violemment attaqué par les autres, il devenait donc, sans doute, nécessaire de revisiter les principes sur lesquels il a été établi, de redéfinir ses missions et leur cadre. C’est, pour une part, ce à quoi s’était employée la » Commission d’étude de la politique culturelle de l’Etat » présidée par Jacques Rigaud, dite de » Refondation de la politique culturelle « , dont le rapport fut rendu à Philippe Douste-Blazy en octobre 1996. C’est ce rapport qui, notamment, préconisait la réunion des directions du Théâtre, de la Musique et de la Danse en une seule entité, ce qui est en passe d’être accompli, avec à sa tête Dominique Wallon. Certains professionnels sont inquiets de cette lourde réforme administrative qui conduirait à négliger les spécificités de production et de diffusion de chacune des disciplines artistiques concernées.
Mais on peut aussi penser, comme la ministre, qu’il faut décloisonner les structures administratives et qu’il est » de plus en plus évident que les préoccupations concernant la musique, la danse et le théâtre appellent souvent un traitement commun « . Toutefois, cette évolution structurelle n’aurait qu’un caractère technocratique si elle ne trouvait à s’exercer dans un dessein qui la dépasse. C’est ce qui a été visé avec l’élaboration et la publication de la » Charte des missions de service public » qui se présente comme » Proposition pour le spectacle vivant « . Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une » proposition « , mais d’un document prescriptif de responsabilités et de règles. Dire qu’elle était attendue, sous cette forme coercitive, serait aller au-delà des souhaits que nombre de professionnels formulent depuis des années. Mais attente, il y avait, il y a toujours, forte. Crise dans la création, dérives budgétaires aussi; moins que certains nostalgiques de l’éducation populaire et de la généreuse civilisation des loisirs idéalisée par Joffre Dumazedier se sont plu à le claironner. La France de la décentralisation théâtrale de Jeanne Laurent, de la création du TNP (Théâtre National Populaire) et des premiers festivals d’Avignon a fait place à un pays et à un paysage culturel et artistique qui n’a plus rien de commun avec celui de l’après-guerre » s’il faut vraiment le rappeler.
Le théâtre, les arts vivants en général n’ont plus les mêmes contours, plus les mêmes fonctions, n’occupent plus les mêmes positions culturelles dans l’économie générale de la politique culturelle de l’Etat dont les champs d’intervention se sont considérablement élargis à partir de 1981, lorsqu’elle s’est vue dotée de moyens accordés à son expansion. La décentralisation théâtrale, dans le cadre de la France du sortir de la guerre, a atteint ses grands objectifs: apporter la création théâtrale parisienne à un public qui n’avait d’autres offres que les spectacles des » tournées » dont la qualité artistique n’était pas le premier souci. Une large irrigation des régions par des formes théâtrales modernes a bien eu lieu, et continue de l’être. Au fil des années, la composition socio-culturelle du public s’est figée: » La structure du public n’a pratiquement pas évolué depuis quinze ans (1): la composition sociale du public est assez rigoureusement identique » (2). Le diagnostic peut se faire plus sévère encore: » L’idée qui animait les militants de la démocratisation et fut à l’origine des maisons de la culture était simple: l’accès à la culture est principalement entravé par des obstacles matériels, financiers ou géographiques, que les pouvoirs publics, par une politique appropriée de prix et d’équipement, sont en mesure de combattre efficacement. Il est apparu, au fil des expériences, qu’il ne suffit pas de baisser les prix ni de créer un théâtre pour que les inégalités culturelles cessent, ni même se réduisent. Les efforts sans précédent consentis par les pouvoirs publics en faveur de l’offre au cours des années 1980, l’augmentation considérable du nombre de compagnies de théâtre ou de spectacles de danse, la construction de musées d’art ou d’espaces culturels en province n’ont pas entraîné une augmentation rapide et massive de la demande, comme on le pensait dans les années 60 » (3). Ce constat elliptique peut apparaître comme l’échec de la politique culturelle suivie depuis Malraux, mais c’est plutôt celui de la démocratisation de l’accès à la culture dont le seul ministère de la Culture ne peut être tenu pour responsable ni les seuls créatures. Aussi, le même auteur est-il amené à un autre constat: » au terme de plus de trente ans de démocratisation scolaire, on constate que l’allongement de la scolarité s’est accompagné d’un recul de la connaissance des auteurs ou des artistes qui, il y a encore 15 ou 20 ans, figuraient parmi les noms les plus prestigieux de la culture scolaire. Cela ne signifie pas que » le niveau baisse » comme le pensent certains, mais que la fréquentation de l’institution scolaire garantit de moins en moins une réelle intimité avec le patrimoine littéraire et artistique que les élites se transmettaient, de génération en génération. […] » Et enfin cette conclusion sans ménagement: » Le bilan de ces trente dernières années est cruel à bien des égards. Il appelle des révisions déchirantes car il met en lumière l’éclatement du modèle de l’homme cultivé et le manque d’efficacité des stratégies imaginées pour assurer sa diffusion: ni les efforts menés en faveur de l’offre culturelle, ni l’élévation du niveau de diplôme et du pouvoir d’achat, ni le développement des médias électronique et des industries culturelles n’ont accru de manière significative le cercle des amateurs éclairés de littérature, de théâtre ou d’art contemporain » (3). La question du public, et donc celle de la démocratisation de l’accès à la culture, doit être prise, on le voit, dans un cadre autrement plus large que celui qui consiste à mettre en accusation les » nantis » de la décentralisation théâtrale, les » baronnies » du théâtre public.
La » Charte des missions de service public « , elle-même, demande un engagement volontariste dans certaines missions des structures subventionnées qui » n’appellent pas toujours un retour d’image « , laissant entendre ainsi que les créateurs les délaisseraient pour des raisons de carrière personnelle. C’est aussi la ministre de la Culture qui déclarait dans le Monde de l’Education de décembre 1997 qu’elle n’était pas » la ministre des artistes « , confortant ceux, à gauche comme à droite et jusqu’à l’extrême de cette dernière, qui pensent que Jack Lang, lui, l’était, et l’étant ne s’était pas préoccupé d’animation culturelle, donc du public. Le débat, dans ces termes-là, ne peut mener bien loin, c’est pourtant dans cet état-là qu’on l’entretient. Le dessein général de la Charte y participe qui insiste sur la » …fonction particulière de réconciliation sociale que peuvent remplir les artistes et acteurs culturels envers les populations exclues pour des raisons éducatives, économiques ou physiques « . Et davantage même que cette fonction, il y a un » devoir civique […] de participer à l’atténuation de ces phénomènes d’inégalités majeures « . Aucun de ceux à qui s’adresse la Charte ne niera la réalité tragique d’une immense partie de la population française. Mais n’est-ce pas leur faire endosser une fonction qui les dépasse, leur assigner un rôle que de nombreux agents sociaux exercent déjà. Le devoir civique auquel on invite artistes et acteurs culturels, n’est-il pas assumé lorsque, par deux fois en un peu plus d’une année, ils s’engagent aux côtés des sans-papiers, contre la loi Debré-Pasqua, contre les procédures de régularisation et les expulsions de Jean-Pierre Chevènement ?
C’est dans cette conjoncture de » rappel à l’ordre » que les créateurs, en première ligne, doivent faire face à l’installation du Front national dans les diverses instances régionales. Ce que le parti d’extrême droite vise prioritairement, c’est la création contemporaine, celle-là que la Charte soutient, assurément, mais sous condition de nombreuses missions sociales et territoriales. La création, en avril dernier, par la ministre de la Culture d’un » Comité de Vigilance » (4) est sans doute symboliquement indispensable, mais la triple mission qui lui a été confiée, alerter, réfléchir, proposer ne devrait pas empêcher le FN de poursuivre son entreprise anti-culturelle là où il est en mesure de le faire. Il pourra même, lorsque l’occasion s’en présentera, s’appuyer sur la déconcentration budgétaire qui sera effective au 1er janvier 1999. L’Etat s’étant engagé dans la décentralisation, on voit mal comment il pourrait continuer à décider de l’affectation des subventions, même si le ministère de la Culture prend la précaution de signer des conventions avec certaines structures et leurs partenaires territoriaux. La ministre n’a pu que le reconnaître: » Ce qui ne serait pas voté par les régions, nous ne pouvons le prendre en charge. L’Etat ne peut pas compenser (5). » Le » modèle culturel français » est peut être en crise, celui qui se profile appelle plus que de la vigilance: une bataille politique. P. C.
1. De 1973 à 1988 et pour 6 types de » sorties « , théâtre, danse, musique classique, expositions temporaires et muséales, visite d’un monument historique.
2. Olivier Donnat et Denis Coigneau, les Pratiques culturelles des Français, 1973-1998. Editions la Découverte-la Documentation française, 1990. Cette étude a été réalisée par le Département des études et de la prospective du ministère de la Culture.
3. Olivier Donnat, les Français face à la Culture. Editions la Découverte, coll. Textes à l’appui/Série sociologie, 1994.
4. Dans la première liste des membres de ce Comité, diffusée par le ministère le 9 juin 1998, parmi les 22 personnalités appelées, on ne trouve aucun des 133 cinéastes ayant signé, en avril dernier, le texte dénonçant » la politique répressive du gouvernement » vis-à-vis des sans papiers, et ni le nom de ceux qui, en mai dernier, les ont » parrainés « . Le » parrainage » a été lancé par Patrice Chéreau, Jean-Luc Godard et Stanislas Nodey. Ce dernier ouvrait à cette opération le théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, qu’il dirige et où il assume les » responsabilités sociales » évoquées par la Charte mais pour qui, manifestement, le » devoir civique » va bien au-delà.
5. Dans le Figaro du 9 juin 1998.
Laisser un commentaire