Comment l’extrême droite a pris son envol dans la fachosphère

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Initialement envisagé comme un outil démocratique favorable à la diffusion d’idées progressistes, Internet contribue à la diffusion de la pensée la plus réactionnaire. Efficacement organisée, la « fachosphère » y répand une propagande virtuelle aux effets bien réels.

Dossier « Faut-il être raciste pour être populaire ? » dans le nouveau numéro de Regards.

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Qu’est-ce qui rassemble l’islamophobie du site Fdesouche, le catholicisme réactionnaire d’un Salon beige porté par la Manif pour tous, le think thank identitaire Polémia et un pôle Dieudonné-Soral (Égalité & Réconciliation) à la recherche du « complot juif » ? À première vue, pas grand-chose. Dans un récent ouvrage[[Dominique Albertini, David Doucet, La Fachosphère. Comment l’extrême droite remporte la bataille du Net, Flammarion, 2016.]], les journalistes David Doucet et Dominique Albertini mettent pourtant en lumière une fachosphère aux contours cohérents.

« Gramscisme de droite »

Les dénominateurs communs entre les pôles de cette galaxie hétéroclite les classent, sans doute aucun, sous la bannière de l’extrême droite classique : xénophobie et/ou racisme, thème de la décadence d’une communauté nationale essentialisée, vision complotiste des rapports sociaux, rejet des médias mainstream représentés comme défenseurs du « système », parole décomplexée… Ainsi qu’une certaine russophilie – à l’instar du Front national. De plus, de nombreuses passerelles et relations entre ces acteurs les lient les uns aux autres.

Surtout, ces sites s’inscrivent dans une démarche claire, celle d’un « gramscisme de droite » initié à la fin des années 1960 par le courant de la Nouvelle droite avec le Grece puis le Club de l’horloge, dont certains membres font d’ailleurs partie intégrante de la fachosphère en ligne. L’idée est simple : la conquête du pouvoir politique ne peut passer que par l’obtention préalable d’une hégémonie culturelle qui imposerait la prédominance des thèmes et du vocabulaire de l’extrême droite dans le débat public.

Dans cette lutte, l’outil Internet devient arme. Ses atouts sont redoutables : l’anonymat libère la parole, l’absence de règles permet la mise en place de pratiques originales et agressives et le format en lui-même offre un fort pouvoir de diffusion à faible coût. À la pointe de l’innovation du Web politique depuis la fin des années 1990, la fachosphère s’est affirmée comme une véritable machine de guerre, aux pratiques multiples et complémentaires, tendues vers un objectif revendiqué de « réinformation ».

Machine de la guerre du Web

Certains de ses sites sélectionnent et relaient des articles de grands médias qui servent leurs discours, comme l’emblématique Fdesouche. D’autres produisent leur propre contenu. Tous mènent, appuyés par de classiques armées de trolls[[Provocateurs qui viennent délibérément faire dégénérer les débats en ligne.]], une intense activité de lobbying en direction des acteurs politiques, institutionnels et médiatiques. Le Web d’extrême droite possède son propre organe de critique des médias (l’OJIM), et la tendance catholique radicale tient son patron de presse en ligne en la personne de Guillaume Jourdain de Thieulloy – directeur de publication du portail Nouvelles de France et du Salon beige. Côté technique, l’ensemble des plateformes et formats disponibles sont investis : articles de fond ou courtes news, vidéos YouTube, réseaux sociaux, forums…

Le résultat est sans appel. La combinaison de deux récentes études statistiques permet de mesurer l’ampleur de la percée. En décembre 2012, la fachosphère représentait, numériquement, 14% des sites politiques disponibles sur le Web, en troisième position derrière les sphères de “gauche“ (46,8%) et de “droite“ (18,1%)[[Enquête “La blogosphère politique en 2012“ menée par le site Linkfluence.]]. En 2016, seize de ses sites se classent parmi les trente plateformes politiques les plus consultées en France[[Classement établi au 1er octobre 2016 par le site d’analyse de données Alexa.]]. Donnée parlante : Égalité & Réconciliation brasse davantage de lecteurs que Mediapart…

Suffisant pour toucher directement le grand public ? Il semblerait que non : la fachosphère demeure à l’heure actuelle une chambre d’écho où les convaincus viennent conforter leur position. D’où son action de lobbying, sa quête de relais et sa dépendance à des “passeurs” dans les mondes politique et médiatique. C’est ainsi aux Buisson, Zemmour et autre Finkielkraut que l’on doit avant tout la colonisation des esprits par l’imaginaire d’extrême droite.

Les snipers de Marine ?

Cette hégémonie croissante ne peut que se révéler favorable au Front national. Revient souvent l’idée d’une direction frontiste en quête de dédiabolisation, laissant volontairement des petites mains se charger à sa place du “sale travail” de diffusion de ses idées les moins assumables. De fait, les relations personnelles entre les membres des deux pôles sont monnaie courante, tout comme les déclarations de solidarité mutuelle face à la “répression” judiciaire. Marine Le Pen et Jean-Yves Le Gallou (Polémia), à l’origine de l’émergence du concept de préférence nationale, dînent par exemple régulièrement ensemble. Pierre Sautarel, “gourou” de Fdesouche, est un ancien de la maison, tout comme Alain Soral.

Mais les rapports sont en réalité plus complexes. La fachosphère tient le FN pour ce qu’il est, de fait : une cible de son activité permanente de lobbying. La plus naturelle des cibles peut-être, mais un outil tout de même. Elle s’immisce ainsi, d’une part, dans les batailles internes au parti entre les différentes tendances qui le traversent. D’autre part, avec la désignation de François Fillon à la tête des Républicains pour la prochaine élection présidentielle, une partie de la fachosphère pourrait être tentée de lâcher le FN pour s’orienter vers le nouveau chantre des racines chrétiennes de la nation. Une hypothèse qu’accréditent les déclarations de Guillaume Jourdain de Thieulloy dans l’ouvrage La Fachosphère : « L’objectif est que l’UMP et le FN reprennent un certain nombre de nos idées. En fonction de cela, on soutiendra l’un ou l’autre ».

Au-delà du jeu partidaire, les thématiques, elles, se répandent. Quelle démarche adopter pour ceux qui veulent les contrer ? La bataille est à mener sur le terrain des idées, via les mêmes plateformes, avec les mêmes outils.

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