Myriam Benraad : « La chute d’Alep, un revers immense pour les Occidentaux »

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Myriam Benraad revient avec nuance sur le conflit syrien qui a abouti à la chute d’Alep. Elle conclut à une fin du printemps arabe dans cette région, à un retour des grandes puissances et de la Realpolitik et à l’impuissance de la diplomatie française.

Myriam Benraad est membre de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman.

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Regards. La chute d’Alep représente-t-elle un tournant dans le conflit syrien ?

Myriam Benraad. La chute d’Alep aux mains du régime syrien sanctionne indéniablement un tournant majeur dans l’histoire de ce conflit. Ses conséquences seront multiples, à court comme à plus long terme. Elles doivent être appréhendées sur trois échelles à la fois distinctes et enchevêtrées : locale, régionale et mondiale. En premier lieu, le régime de Bachar al-Assad, qu’on annonce au bord de l’effondrement depuis 2011 en Occident, sort nettement renforcé face à l’opposition syrienne, qui avait fait d’Alep-Est l’un de ses principaux sanctuaires. Est-ce à dire que l’insurrection armée est définitivement défaite ? Rien n’est moins sûr, même si Damas, avec l’appui de la Russie, de l’Iran et de leurs forces supplétives, va désormais être en mesure de progresser plus au nord (vers la province d’Idlib) pour y exterminer les poches de résistance.

Quelles en sont les conséquences pour la région ?

Au plan régional, l’hyperfragmentation syrienne pèse sur la situation sécuritaire d’une majorité des pays du Moyen-Orient, à commencer par l’Irak, où s’enlise la bataille de Mossoul, la Turquie – qui a joué un rôle foncièrement déstabilisateur depuis le début de la crise –, l’Égypte et la Jordanie, à leur tour frappées de plein fouet par la contagion terroriste.

« Le conflit s’est transformé en guerre civile sans précédent, multiforme, sans doute aussi difficile à comprendre par les observateurs externes que par les acteurs locaux. »

 

Et au plan international ?

Il est évident que la démonstration de force effectuée par Vladimir Poutine et son allié syrien à Alep représente un revers immense pour les Occidentaux, dont la marge de manœuvre et la crédibilité en ressortent effritées. Comme le souligne très justement le politologue Bertrand Badie dans son dernier ouvrage, « nous ne sommes plus seuls au monde ». En arrière-fond, c’est l’ensemble du système multilatéral qui subit aussi une remise en cause historique, à commencer par l’ONU qui a été incapable de permettre un arrêt des violences, gérant au jour le jour une catastrophe humanitaire dont les répercussions promettent de s’alourdir encore.

La chute d’Alep signe-t-elle la fin du « printemps arabe » en Syrie et le retour des grandes puissances dans le jeu syrien, au détriment des peuples et de leur aspiration à l’auto-détermination ?

Il s’agit là d’une question centrale, qui conduit à s’interroger dans un premier temps sur ce que l’on a commodément qualifié de « printemps arabe » dans cette partie du monde. J’avais modestement, dès 2011 dans un article consacré à l’expérience irakienne, mis en garde contre une approche trop romancée de ces soulèvements et des processus politiques engendrés par eux. D’un pays à l’autre, les configurations ont grandement différé, de même que leurs effets. En Syrie, la répression par le régime a été immédiate et brutale, et la militarisation des lignes de faille par conséquent très rapide. D’une contestation populaire dont certaines franges ne réclamaient que des réformes, le conflit s’est transformé en guerre civile sans précédent, multiforme, sans doute aussi difficile à comprendre par les observateurs externes que par les acteurs locaux eux-mêmes. Les logiques de la violence y sont en effet opaques depuis le début.

Qu’en est-il de l’opposition au régime de Bachar ?

Les adversaires du régime demeurent nombreux et la fin du siège d’Alep marque indiscutablement leur affaiblissement, si ce n’est leur défaite pour certains. Les groupes armés non affiliés à l’État islamique sont par ailleurs très divisés quant aux objectifs de la lutte, entre « islamo-nationalistes » partisans d’un combat restreint à la Syrie et « salafistes-djihadistes » favorables au djihad transnational. Entre ces lignes, le champ insurrectionnel est encore plus éclaté. La tentation est donc grande pour les grandes puissances d’accroître leurs ingérences dans ce contexte et de faire pression sur les différentes parties du conflit.

« Le rêve révolutionnaire des débuts est passé ; l’admettre ne revient pas à cautionner les massacres, mais à regarder l’évolution de ce conflit pour ce qu’elle est, et non ce qu’elle devrait être. »

 

Pour les populations, il s’agit d’une tragédie globale…

Le « peuple syrien » est surtout absent à lui-même, déchiré par les divisions communautaires, idéologiques et sociopolitiques qui lui sont propres, à la fois victime et bourreau, et aura le plus grand mal à se réconcilier avec lui-même face au chaos. Les bombardements se poursuivent quotidiennement et ont rendu la vie infernale aux civils. Les plus chanceux sont parvenus à fuir ou être évacués des zones littéralement dévastées par la violence ; d’autres se cachent ou ont tout simplement péri dans d’atroces souffrances. Comment panser ces plaies innommables, refonder une coexistence civile et citoyenne au sein de cette nation brisée ? Il faudra s’y atteler car la fatigue de la guerre s’installera inévitablement au fil du temps, et le scénario de la partition du pays, avancée par certains ici et là, me semble une vue de l’esprit.

La fin du conflit est la priorité pour les Syriens ?

Le fait est qu’en cette fin d’année 2016, une majorité de Syriens ne rêve que de paix et de sécurité, même au prix de la dictature. Le rêve révolutionnaire des débuts est amplement passé ; l’admettre ne revient pas ici à cautionner les massacres ou l’autoritarisme qui fait son grand retour, mais à regarder l’évolution de ce conflit pour ce qu’elle est, et non ce qu’elle devrait être.

Dans ce jeu des grandes puissances, la France a prétendu défendre une position morale. Mais n’a-t-elle pas aussi contribué au retour de la Realpolitik la plus cynique ?

En partie, oui, et les implications de cette posture irrédentistes (du reste en apparence…) se feront sentir sur la longue durée. Au regard de la situation sur le terrain en Syrie, quel crédit apporter en effet à nos choix de politique étrangère et notre diplomatie dans le monde arabe ? Rappelons à ce titre que les relations franco-syriennes n’ont jamais été simples et même très houleuses ces trente dernières années.

« Il n’existe aucune véritable « voix française » sur la Syrie tant notre classe politique et notre population sont divisées sur l’analyse des causes du conflit. »

 

La position française a manqué de cohérence ?

Il n’existe par ailleurs aucune véritable « voix française » sur la Syrie tant notre classe politique et notre population sont divisées sur l’analyse des causes du conflit et l’identification des mesures qui pourraient faciliter son règlement. Le fossé semble même total entre les soutiens les plus ardents de la « révolution démocratique » syrienne et les partisans de Damas qui invoquent toujours comme principal argument l’importance de maintenir le régime en place comme rempart face au terrorisme. Il s’agit ici d’une vision certes très idéalisée de ce régime, connu pour avoir fait le lit des plus radicaux, comme en Irak dans les années 2000 lorsque la Syrie servait de plateforme de propulsion aux réseaux djihadistes. En même temps, continuer de voir dans une éventuelle mise à bas du régime syrien un tremplin vers une irrésistible démocratisation relève du fantasme.

L’évolution du conflit a marqué l’isolement de la diplomatie française ?

Au mois de février dernier, dans un entretien avec l’AFP, Assad a réitéré sa volonté de reconquérir l’ensemble de la Syrie et enjoint à Paris de « changer de politique ». Depuis, peu de choses ont changé. En dépit de ses déboires multiples et évidents, Paris continue d’agir comme principale pourfendeuse face à plusieurs capitales : Téhéran (souvenons-nous de la position intransigeante adoptée par Paris sur la question des sanctions et celle du nucléaire), Damas, où aucune solution n’est envisageable sans un départ de Bachar, et Moscou, évidemment.

Les positions françaises sur la région dans son ensemble sont aussi très contradictoires…

Comble de l’incohérence stratégique, la France soutient sans modération les monarchies du Golfe, y compris l’Arabie saoudite dont les bombardements au Yémen ont fait des milliers de morts. Surtout, la position française n’a pas infléchi le cours des événements et encore moins la tragédie d’Alep. Face au veto russe systématique, Paris n’a pu imposer ni un cessez-le-feu, ni une zone d’exclusion aérienne, ni une quelconque cessation plus large des hostilités comme sa diplomatie le souhaitait. Alep est en quelque sorte venue entériner cette impuissance peu glorieuse…

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