L’appel à manifester de Judith Butler

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L’actualité politique récente a été marquée par le surgissement de grands rassemblements populaires. Judith Butler, reprenant le flambeau de la théorie critique, s’interroge sur ce que signifient ces manifestations, et la souveraineté populaire.

Que s’est-il passé avec la crise financière de 2008, et le « printemps des peuples » en 2011 ? Quel nouveau cycle politique a été ouvert avec les manifestations populaires, mais aussi les occupations de places au Moyen-Orient, aux États-Unis et en Europe ? Et, plus près de nous, avec Nuit debout ? C’est à toutes ces questions que s’attache la philosophe américaine Judith Butler dans son dernier ouvrage intitulé Rassemblement.

Dans la tradition critique de l’École de Francfort

Il est vrai que ces questions peuvent paraître surprenantes. En effet, on connaît mieux Judith Butler, au moins en France, pour ses travaux critiques sur le genre et la sexualité. C’est pourtant oublier que Judith Butler s’est d’abord inscrite dans un espace théorique qui doit autant à la pensée juive critique (Hannah Arendt, Lévinas) qu’à la tradition marxiste et critique de l’École de Francfort. Le dernier chapitre du livre – brillant – est d’ailleurs la reprise d’un discours tenu à l’occasion de la réception du prix Adorno, en 2012. Enfin, le précédent livre de Judith Butler s’interrogeait sur la question israélo-palestinienne, plaçant au centre de sa réflexion, et de sa critique du sionisme, la notion de cohabitation comme condition de toute politique. Judith Butler, s’interrogeant sur la place des migrants, des réfugiés, des apatrides, y reprenait en effet la maxime énoncée par Hannah Arendt : « Nul n’est en droit de décider qui peut exister sur cette terre ».

L’on dira peut-être que l’élection de Donald Trump aux États-Unis, son populisme de droite extrême, ses visées xénophobes viennent justement d’interrompre ce cycle de mobilisations populaires et les questions qu’elles soulèvent. Seulement, toutes ces questions restent d’autant plus ouvertes qu’Hillary Clinton, quoi qu’on en pense par ailleurs, a remporté l’essentiel du vote populaire. Et que, d’autre part les États-Unis connaissent une vague de manifestations de « résistance » sans précédent, phénomène inédit dans ce pays si l’on excepte les marches des années 60 pour les droits civils (une marche des femmes sur Washington, sur ce modèle, est d’ailleurs déjà programmée pour le samedi 21 janvier, au lendemain de l’intronisation de Donald Trump).

Rassemblement et volonté populaire

Tout ceci nous oblige donc à reconsidérer ce que nous voulons dire par « peuple », ce à quoi nous pensons lorsque nous parlons de souveraineté populaire, de vote populaire, de mobilisations populaires. S’il est vrai qu’il existe une tension entre la forme politique de la démocratie et le principe de souveraineté populaire comme le montrent ces manifestations, il faut donc s’interroger sur la manière dont des expressions de la volonté populaire peuvent, et même doivent contester la forme existante, officielle de la démocratie – non pas, justement, au nom d’une forme réduite de la démocratie, mais pour, au contraire, la radicaliser, l’élargir.

Le dernier livre de Judith Butler est ainsi pleinement politique. Son propos s’inscrit d’ailleurs d’emblée dans la perspective d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Il prend en effet en compte ce que Chantal Mouffe a appelé le « moment populiste ». Et donc, aussi, l’idée d’un populisme de gauche, ou progressiste, qui voit dans les manifestations populaires une possibilité de radicaliser la démocratie en la réinscrivant dans le sens d’une demande d’égalité et de justice sociale. C’est d’ailleurs à cette dimension de l’expression de la volonté populaire que s’attache en fait le livre de Judith Butler. Que se passe-t-il quand des corps s’assemblent, se rassemblent ? Qu’expriment-ils, que manifestent-t-ils ?

La politique, une affaire de corps

Bien sûr, nous pouvons toujours nous reporter à la liste des revendications portées par un ensemble de manifestants. Mais l’essentiel n’est pas là. Une manifestation, un rassemblement peuvent être silencieux, ou même porter des revendications contradictoires. Il faut donc d’abord prendre acte du fait qu’une mobilisation, du seul fait que des corps se rassemblent, mettent en scène une forme de cohabitation et de demande politique inédite. Autrement dit, des corps assemblés, du seul fait qu’ils sont rassemblés, font exister une forme de demande politique qui, précise Judith Butler, ne préexiste pas dans le ciel des idées. C’est au contraire leur dimension performative, le fait que la matérialité des corps assemblés fasse advenir une demande politique dans l’espace public qui est est constitutive de l’existence cette dernière.

Un rassemblement, écrit Judith Butler, « parle déjà avant même de prononcer aucun mot », et « en réunissant, il est déjà la mise en acte d’une volonté populaire ». Nous ne pouvons donc réduire la signification d’un rassemblement, d’une manifestation à ses seules revendications, explicitées ou formulées dans des actes de langage. Un rassemblement de corps dans l’espace public a déjà en lui-même une valeur, une force performative. Et c’est précisément la grande force du livre de Judith Butler que de mettre en scène cette dimension performative des corps, lorsqu’elle évoque les rassemblements de corps silencieux qui se tiennent simplement couchés ou debout dans l’espace public, ou encore occupent seulement une place, comme ce fut le cas en Égypte, en Turquie, ou même, aux États-Unis, devant Wall Street.

Contester les frontières de l’espace public

Il n’est donc pas vrai que la politique soit réductible à des actes de langage dans l’espace public. Sans doute Arendt, qui refusait également de séparer pensée et action, avait-elle raison d’insister sur le fait que la politique est aussi affaire de langage, dont la force performative fait exister des revendications, parfois inédites, dans l’espace public. Seulement, comme le remarque Butler, Arendt omet le plus souvent de s’interroger sur les limites de l’espace public, et les exclusions qui en sont constitutives. Et en effet, une manifestation est d’abord une manière d’occuper l’espace public ; bien plus, de reconfigurer un espace public, ses limites politiques et médiatiques. Du seul fait que des corps ordinairement exclus de l’espace public se réunissent, leur apparition tend en effet à contester qui est en droit d’apparaître, et de s’exprimer dans l’espace public.

Judith Butler pense ici, bien évidemment, à l’apparition, dans l’espace public, du corps des femmes, des Noirs aux États-Unis, ou encore des homosexuels, qui ont déstabilisé les frontières du privé et du public. Mais aussi, aux manifestations des populations les plus précarisées, tenues à l’écart de l’espace public officiel, et qui le sont d’autant plus que les politiques néolibérales, en détruisant leurs capacités de mobilisation, travaillent à privatiser et individualiser leurs souffrances. En ce sens, toute manifestation populaire est donc une manière de politiser, d’exposer politiquement ces souffrances dans l’espace public, de mettre en scène une capacité collective d’agir, et aussi de contester la frontière du public et du privé.

Manifester une capacité d’agir collective

Le droit de manifester, d’occuper l’espace public n’est donc pas un droit comme les autres, puisque c’est un droit qui n’existe que si on l’exerce, et qu’on l’exerce collectivement. On aurait tort, en ce sens, de croire que le livre du Butler s’inscrive dans une perspective naturaliste. Si des corps qui se rassemblent reconfigurent certes l’espace public du seul fait de leur apparition, il leur faut encore transformer l’espace public et ses cadres, de manière à maîtriser cette apparition et à l’élargir à l’ensemble de l’espace public, voire à étendre ce dernier. C’est ainsi, selon Judith Butler, que les manifestations populaires sont désormais inséparables de leur image, de leur propagation médiatique. Mais, également, que les corps qui se manifestent sont inséparables des nouvelles technologies qui, à travers les réseaux sociaux et les téléphones portables, repoussent les frontières de l’espace public et médiatique autorisé.

D’autre part, et enfin, ces mises en scène de soi auxquelles donnent lieu mobilisations et manifestations populaires sont inséparables de la négociation d’une mise en scène collective, qui donnent nécessairement lieu à des cohabitations conflictuelles, à un « nous » dont les limites doivent toujours être renégociées. Et en effet, manifester, c’est déjà accepter de manifester aux côtés de gens que nous n’aimons pas, et dont nous n’avons pas choisi d’être solidaires. Manifestant, nous n’avons pas à aimer tous ceux qui, comme nous, manifestent, mais nous manifestons que « nous » – travailleurs, précaires, femmes, Noirs, homosexuels – avons en revanche un intérêt politique à nous en sentir solidaires.

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